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2012/12/22

Les réseaux Euro-BRICS comme réponse à la crise scientifique

 Le Laboratoire Européen d'Anticipation Politique (LEAP) vient de publier la synthèse du troisième séminaire Euro-BRICS, organisé en partenariat avec l'Université MGIMO de Moscou (site en russeMGIMO UniversityInternational programs), ainsi que les recommendations à destination des décideurs politiques notamment du G20. Ce séminaire a réuni des intervenants de plusieurs pays de la zone euro (France, Allemagne, Belgique, Portugal, Pays-Bas) ainsi que de Russie, Chine, Brésil, Inde, Afrique du Sud. Voici le contenu du document en français et celui en anglais

Concrétisation de la vision élaborée par le LEAP et Franck Biancheri sur la construction dès à présent du monde de demain qui ne doit pas se réaliser sans les citoyens, ces séminaires sont un moment privilégié pour la société civile, au delà de l'établissement des réseaux et des programmes communs, de réunir les éléments permettant une anticipation politique représentative de notre monde multipolaire, lequel se renforce au quotidien. Si le moyen est une collaboration ouverte pour comprendre les facettes culturelles et tendances de fond qui façonnent actuellement le monde de demain, l'enjeu est aussi de proposer des outils et des clés de décision pour les représentants politiques, et pour les citoyens. C'est donc aussi un effort de vigilance concerté, aussi bien pour les uns que pour les autres. C'est nourrir la réflexion commune, contribuer à construire ensemble la route, car les seules choses écrites à l'avance ce sont celles dans lesquelles nous ne impliquons pas.

J'ai eu l'opportunité de présenter à cette occasion une intervention lors du thème "Vers le développement de réseaux thématiques Euro-BRICS, dans le domaine scientifique et technologique", dont voici ci-dessous le texte intégral. Elle se situe dans le prolongement de ce que j'ai déjà publié au sujet de la crise scientifique : Une théorie et un homme en crise; et La démocratie scientifique comme réponse à la crise scientifique


Les réseaux Euro-BRICS comme réponse à la crise scientifique.

Madame la Présidente, Monsieur l’Ambassadeur, Chers collègues, Mesdames, Messieurs,

Je souhaite cibler mon intervention en argumentant pourquoi la création ou le renforcement de réseaux  Euro-BRICS est un élément crucial pour sortir dans un élan commun de la crise, prise ici dans toutes ses dimensions.
L’effet accélérateur de cette crise met en évidence la conjonction avec une profonde crise scientifique. J’ai ainsi souhaité m’appuyer sur un rapide constat effectué dans trois disciplines scientifiques, choisies parmi les plus porteuses pour notre avenir : la cosmologie;  l’économie ; et enfin le développement de nouvelles sources d’énergie.

I/ Concernant la cosmologie

Il faut tout d’abord bien comprendre l’intérêt majeur de cette discipline pour l’humanité. Pour ne prendre que la civilisation européenne, depuis Ptolémée, Galilée, puis Newton, Einstein, les révolutions dans le domaine de la cosmologie ont énormément d'influence culturelle sur tous les peuples. En particulier, c'est parce que ces révolutions vont de pair avec une refonte de la physique fondamentale, et en résumé de la conception géométrique de l’univers. Par ce biais, la compréhension de l'infiniment grand et lointain nous éclaire en retour sur l'infiniment petit et proche. De manière simplifiée, cette révolution se propage ainsi de la physique la plus mathématique à la cosmologie, à la physique des particules puis à la maîtrise conceptuelle des interactions présentes à ces échelles, c’est à dire les sciences expérimentales; puis à la technologie qui vient outiller ces manipulations conceptuellement maîtrisées.

En 1997, l’astrophysicien Jean-Pierre Petit publiait « On a perdu la moitié de l’univers »  dans lequel il détaillait les limites, impasses et contradictions extraordinairement profondes du modèle cosmologique dit « standard », associé à la théorie dite des cordes.

En 2006 Lee Smolin a publié « Rien ne va plus en physique ! » [2].
Ce livre retrace trois décennies de ce qu'on pourrait qualifier de recherche forcenée menée par des milliers de chercheurs pour tenter de donner un nouveau souffle à la physique théorique. Il existait à ce jour plus de 100 000 publications dans le domaine de la théorie des cordes !
Smolin met en évidence :
  • d’une part que cette théorie n’a encore jamais apporté le moindre résultat ou prédiction concrète ; mais aussi que cette théorie n’est pas scientifiquement réfutable. Il n’existe pas d’expérience accessible qui puisse prouver ses prédictions (ou bien en utilisant 1 million de milliard de fois l’énergie du LHC, dont les équipes au CERN ont découvert récemment le boson de Higgs).
Pour Smolin en particulier cette démarche de réfutabilité est incontournable. Pour les partisans de la théorie des cordes, elle est simplement dépassée. Ils proclament par exemple comme justification "si ça n'est pas vrai, au moins c'est beau". Avec ces gens la science s’est perdue dans la simple esthétique.
  • D’autre part qu’un résultat fondamental publié en 1992 [3], et base de presque tous les travaux postérieurs dans cette discipline, n’était pas utilisé de manière mathématiquement correcte, et remet en cause l’intérêt de la quasi-totalité des travaux effectués depuis lors.

Alain Connes, médaille Fields, a ainsi écrit dans la préface : 
« Il y a là un réel problème, car la science n'avance pas sans confrontation avec la réalité. Il est parfaitement normal de laisser du temps à une théorie en gestation pour se développer sans pression extérieure. Il n'est pas contre pas normal qu'une théorie ait acquis le monopole de la physique théorique sans jamais la moindre confrontation avec la nature et les résultats expérimentaux (...). Il n'est pas sain que ce monopole prive des jeunes chercheurs de la possibilité de choisir d'autres voies, et que certains leaders de la théorie des cordes soient à ce point assurés de la domination sociologique, qu'ils puissent dire : ‘si une autre théorie réussit là où nous avons échoué, nous l'appellerons théorie des cordes’. »
Jean-Pierre Petit, initiateur d’une cosmologie alternative et féconde [1], a souligné peu après : 
« Même pour quelqu'un comme Woit  [4], une idée nouvelle ne pourrait émerger que "du sérail", de l'université de Columbia, ou de Princeton. Comment pourrais-je, moi, Français, retenir une seule seconde l'attention de ces gens ? »
Philip Anderson, prix Nobel de physique, a lui écrit à propos de la théorie des cordes : 
« Ce que je pense c'est que c'est la première fois depuis des siècles qu'une qu'on se trouve en science face à une démarche pré-Baconienne, qui n'est pas guidée par l'expérimentation. On propose un modèle de la Nature en souhaitant qu'elle s'y conforme et non en cherchant à s'approcher plus près du réel. Il est peu probable que la Nature se conforme à ce qui n'est autre qu'un souhait de notre part.

    Ce qui est triste, comme certains jeunes théoriciens me l'ont expliqué, c'est que ce secteur est si développé que c'est devenu une activité à plein temps, auto-suffisante. Ceci signifie de d'autres directions ne seront pas explorées par de jeunes chercheurs imaginatifs et que toute carrière tentant de se situer en dehors de ce domaine sera bloquée. »
On constate combien le parallèle avec les dogmes de l’économie néolibérale est frappant.

II / le débat en Économie

Le professeur Jacques Généreux a dénoncé en 2001 dans les Vraies Lois de l’Économie [5] la dérive scientiste du courant néolibéral, dominant en économie [6]. Il montre surtout par une simple étude bibliographique combien tous les éléments les plus fondamentaux de la théorie néolibérale (équilibre général des marchés initié par Walras) sont contraires à la réalité (homogénéité des produits, rendements factoriels constants, concurrence pure et parfaite, absence de cout fixe de production, équivalence de tous les acteurs, mobilité instantanée des personnes, absence de prise en compte du temps, et aussi atteinte de l’équilibre entre offre et demande par tâtonnement du marché…). Ces résultats ont été publiés depuis la fin des années 70 pour la plupart. Pourtant, combien d’économistes et de décideurs travaillent encore en utilisant ces conceptions dépassées ?

La discipline de l’économie doit rendre au final un seul service : celui de l’aide à la décision, en proposant des outils conceptuels performants pour anticiper les situations à venir. Généreux, et Granger avant lui, ont argumenté qu’il n’existe pas de lois en économie au même sens que les lois en physique. En économie, les seules lois valables sont les lois décidées par les hommes. D’où la nécessité de développer l’économie politique. Les lois du marché ne sont en réalité que des croyances.

Nous pouvons reprendre le discours qu'a récemment écrit le professeur Jean Gadrey à propos de la crise faisant rage dans la discipline de l'économie [7] pour l’étendre au domaine scientifique (au moins dans les disciplines mentionnées ici), ce qui donne :

« Le débat, de nature collective, devrait se dérouler d’une part au sein des associations de scientifiques, d’autre part dans tous les lieux, services publics, médias et associations où la démocratie scientifique et l’information scientifique sont considérées comme des biens communs à défendre.
Je crois en effet que les principales questions s’expriment moins en termes de conflits d’intérêts (bien que cette question reste à débattre) qu’en termes de PLURALISME, DE CONNIVENCE et de FORMATION DES CROYANCES SCIENTIFIQUES. Elles relèvent de la sociologie, des sciences politiques, de la philosophie morale et politique, de l’éthique professionnelle, plus que du droit et de la science.»

Un premier pas vers l’établissement de nouveaux lieux de discussions en économie est réalisé depuis mai 2011 avec la World Economics Association. [8] Signe d'une transparence accrue, il annonce à mes yeux une nécessaire et attendue démocratisation de la science.

III / Le développement des nouvelles sources d’énergie

Pour terminer, dans le domaine des nouvelles énergies, qui est sans doute le plus directement à même de modifier rapidement notre conception de l’avenir de l’humanité, les nouvelles idées porteuses peinent aussi énormément à émerger, victimes de groupes d’intérêts puissants. Je citerai par exemple :
  • les centrales utilisant la concentration solaire et des sels fondus caloporteurs, bien plus efficaces et écologiques que les panneaux solaires qui fleurissent, ou les centrales nucléaires ;[9]
  • la maîtrise de la magnétohydrodynamique (MHD) pour tout type de transport à vitesse hypersonique avec les technologies d’aujourd’hui; ce domaine a disparu des universités, capté pendant 30 ans par des recherches exclusivement militaires et secrètes, et commence à peine à revenir dans le domaine civil.
  • la maîtrise de la fusion par champs pulsés à haute fréquence (technologie des « Z-pinches »[10]), découverte en 2006, peut permettre une nouvelle révolution énergétique. Ce domaine de recherche est lui aussi en train de passer complètement sous le contrôle militaire mais des colloques scientifiques internationaux ont encore lieu tous les deux ans ; hélas l’Europe y est très peu représentée. Cette filière représente une alternative à ITER tout à fait intéressante, sachant que les faiblesses de conception font de ce dernier un projet sans issue (notamment à cause du phénomène des disruptions) en termes de coûts, de délai et surtout de fiabilité.[11] 
Ici en particulier, on assiste à la captation des budgets de recherche colossaux (15 milliards d’€) qui assèche les autres disciplines. Il faut défendre la voix d’idées alternatives tout à fait crédibles, dont le développement ne requiert qu'une faible fraction du budget d’ITER.

La démocratie scientifique comme réponse à la crise scientifique

Mon propos est bien de mettre en rapport la crise scientifique avec son groupe social actuellement dominant : la communauté scientifique, et de constater ses faiblesses. Les problèmes les plus aigus de cette communauté scientifique sont en résumé:
  • 1- absence de vraie confrontation ouverte des idées entre les chapelles ; au mieux chacune s'ignore et verse dans le copinage, au pire (quand une de ces chapelles devient socialement dominante) on organise honteusement la calomnie, le discrédit gratuit, la censure, l’étouffement, et l’éviction. De nombreux cas sont bien connus en France, le dernier ayant conduit cette année la justice à condamner un astrophysicien spécialiste de la théorie des cordes.[12]
  • 2- absence de vrai dialogue entre le reste de la société et les scientifiques ;
  • 3- absence de contrôle démocratique des stratégies de recherche, régulièrement aux mains de technocrates ou de décideurs à la vision très étroite. La science est un bien commun et un instrument au service des citoyens, dans les nombreux défis de l’humanité qui s’accumulent.

Au-delà de la perte profonde d'éthique scientifique d’une partie des acteurs en position dominante, c’est bien un signe que cette communauté n’est plus en état de gérer efficacement en son sein l’émergence de nouvelles idées scientifiques, de nouvelles conceptions, de nouveaux paradigmes. 
L’organisation actuelle de ce corps social est un frein à l'émergence de nouveaux modèles féconds, hélas au moment où l'humanité en a le plus besoin. Pour dénouer cette situation, un essor des réseaux scientifiques Euro-BRICS, dégagée de l’influence monopolaire anglo-saxonne et des acteurs actuels en pouvoir de blocage, est nécessaire. Il ne s’agit pas de construire de nouvelles institutions de recherche, mais bien en priorité d’offrir des nouveaux lieux d’expression, d’échanges, de traduction et de diffusion, et des nouveaux réseaux pour faire émerger des idées nouvelles sereinement débattues.

Dr. Bruno Paul, 27/09/2012


Références :

[1] a) Disponible sur Amazon en français. For english readers, most of this content is available in The Dark Side of the Universe and The twin universes. For reading this content in many others languages, please browse http://www.savoir-sans-frontieres.com ;
b) International Conference on Astrophysics and Cosmology « Where is the matter ? », Marseille, 06/2001; see also others previous related scientific publications and the 12/2007 publication about Bigravity as an interpretation of the cosmic acceleration.
[2] Livre en français ; book in english.
[3] La finitude mathématique de la théorie des cordes.
[4] Qui a pourtant lui aussi publié en 2006 un livre très critique sur la théorie des cordes.
[5] Les vraies lois de l’Économie, J. Généreux, 2001; also available in português (tome 1, tome 2).
[6] See also « Dismal science faces dismal future », ABC News, 11/2012.
[7] « Liaisons dangereuses, c’est le printemps ! », Alternatives Économiques, 03/2012.
[8] On lira en particulier l’article fondateur de la WEA : How to bring economics into the 3rd millennium by 2020”, real-world economics review, issue no. 54, 27 September 2010, pp. 89-102.
[9] a) Des générateurs de vapeur solaire sont déjà commercialisés par AREVA ;
e) Concentrated solar power, Wikipedia.org
[10] Controled fusion using Z-machine : first scientific papers in english.
[11] « ITER, Chronique d'une faillite annoncée », JP Petit, 10/2011 ; also available in english, espanol, italiano, russe.
[12] « Bogdanoff et parquet versus Riazuelo: le jugement », Science21/Courrier International, 04/2012


2012/12/05

La géoéconomie des Bons du Trésor U.S.

 Depuis 2008, Conscience Sociale suit au quotidien les évolutions du marché des Bons du Trésor américain, et publie régulièrement des notes sur ce sujet. Cet intérêt est justifié par le fait que ces Bons du Trésor sont la forme la plus concrète et la plus fondamentale de l'influence mondiale des Etats-Unis. Tout ce qui reste aujourd'hui de la puissance des U.S. réside uniquement dans la capacité de son gouvernement à émettre de nouvelles dettes, qui servent en grande partie à entretenir le budget de la Défense, donc directement l'influence géostratégique mondiale des U.S. Les dettes étant très majoritairement émises sous forme de Bons du Trésor, ces derniers constituent le pilier du "mur dollar" dans le système monétaire mondial actuel.  

La période actuelle est avant tout une période de transition historique, où des situations de statu quo se dénouent brusquement, des nouvelles dynamiques se mettent en place et convergent vers de nouveaux équilibres, et l'ordre global ancien, désuet, est rapidement abandonné. Nos travaux d'anticipation politique s'attachent à discerner les signaux faibles dans cette période, par nature incertaine, afin de permettre avant tout aux décideurs, à leurs proches conseillers, et à la société civile de rationaliser leurs prises de décision (ou leurs avis). Bien que les publications de Conscience Sociale soit suivies par un certain nombre de traders, ces analyses n'ont jamais vocation de conseils en investissement ou de spéculation financière. Les véritables enjeux sous-jaçents ne justifient pas que l'on s'y attache.

Nous allons détailler maintenant les dernières évolutions de ce marché des Bons du Trésor américain  qui  connaît des retournements de grande ampleur
Comme nous l'avons expliqué depuis longtemps, le principal détenteur au monde des Bons du Trésor américain. est la Réserve Fédérale U.S. elle-même. Nous suivons donc de près l'évolution de son compte de bilan (balance sheet). Il peut être appréhendé tout d'abord simplement à partir du bilan des diverses obligations détenues (en milliards de dollars) :


Une partie de ce bilan étant constituée de dette publique émise par l'état fédéral américain,  il faut aussi suivre l'évolution du pourcentage de la dette fédérale totale détenue par la Réserve Fédérale (le tracé superposé des 2 séries temporelles disponibles en montre la continuité) :


Quelle signification ou nouvelle tendance déceler en 2012 sur ce graphique ? Il est certes très pertinent quand on le compare avec les pourcentages des autres détenteurs de la dette publique U.S. (voir ci-dessous), mais quelle tendance forte en tirer pour le futur ? Si c'est un élément important de réflexion, il ne constitue pas la réponse complète. Remarquons au passage que nous étudions ici un montant notionnel des Bons du Trésor américain.

En rouge: part de détention des Bons du Trésor U.S. par la Fed;
En vert: part de détention des Bons du Trésor U.S. 
par les Institutions Etrangères (banques centrales)

Le deuxième grand moyen d'action d'une politique monétaire concerne bien sûr les taux directeurs. Nous avons récemment discuté de ce sujet, notamment au travers de l'évolution de l'écart entre les taux d'intérêt à 1 an et à 10 ans. On pouvait alors s'apercevoir que la politique monétaire mise en œuvre en 2012 par la Fed avait des effets différents, émoussés, par rapport à l'indicateur étudié. Il pouvait nous donner certaines tendances indirectes sur le futur, mais il ne donnait pas une réponse complète.

Il s'agit alors de s'intéresser à la constitution plus détaillée du bilan de la Fed :

Evolution du montant des principaux constituants 
du bilan de la Fed, entre 04/2008 et 07/2012.

Et en particulier sur l'évolution du montant des Bons du Trésor américain :


La stabilité du montant depuis mi 2011 doit faire réfléchir. Comment se traduit donc les politiques monétaires non conventionnelles de la Fed depuis cette période ? Nous devons zoomer sur les part relatives des différentes maturités des Bons du Trésor pour mieux comprendre ce qui est en train de se passer:


Le tracé vert correspond au pourcentage des Bons du Trésor américain détenus par la Fed, avec une maturité de 1 à moins de 5 ans; le tracé rouge aux maturités de 5 à moins de 10 ans; le tracé bleu aux maturités de 10 ans et plus.
L'évolution est spectaculaire: cette semaine pour la toute première fois, la part des Bons du Trésor de maturité court terme est passée sous celle des Bons à long terme. On observe très nettement les effets des programmes M.E.P. et LSAP (QE3) de la Fed, qui visent à racheter massivement des Bons long terme et de vendre à la place des Bons court terme, dans l'objectif affirmé de continuer à faire baisser les taux longs. 

Au-delà du mécanisme du "twist" des taux, là où ça devient plus intéressant, c'est quand on investigue ce que représente le massivement dans la politique monétaire suivie.
Les pentes des courbes de la figure précédente nous le laissait présager, mais une étude de Stone & McCarthy reprise par ZeroHedge a révélé en septembre dernier que la Fed possédait déjà 27% de tous les Bons du Trésor américain émis, quand on calcule ceux-ci en équivalents rapportés à la maturité à 10 ans au lieu de la simple valeur notionnelle :


De plus cette part s'accroît actuellement de 12% du volume total par an. Dans certaines tranches de maturité, la Fed possède déjà 70% du volume, qui est la limite supérieure que s'impose actuellement la Fed... et dont nul ne sait combien de temps encore elle tiendra :


Ces valeurs sont cruciales car quand on en vient à définir les expositions aux risques sur le marché obligataire, tout est rapporté en équivalents de maturité à 10 ans. Cette exposition et cette gestion du risque lié à leur portefeuille est bien sur déterminante pour les détenteurs des Bons du Trésor américain, qu'ils soient Banques Centrales étrangères, hedge funds, ou fonds de pension. D'après nos estimations, les banques commerciales ne possèdent que 5% environ du montant notionnel de l'ensemble des Bons du Trésor, et sont donc moins concernées... bien qu'on parle quand même en centaines de milliards de dollar.

On doit alors se rendre à l'évidence: la Fed a pris l'initiative d'entamer une course contre la montre, contre le crash obligataire.
En effet, la Fed a bien annoncé un programme de rachat sans aucune limite. Elle est déjà quasiment le seul acteur qui achète sur ce marché, comme le montre ce graphique (notez la forte baisse récente du tracé noir) :

Evolutions des flux sur les marchés internationaux de capitaux U.S., en moyenne glissante annuelle

A la vitesse actuelle, c'est à dire sans évènement exigeant une accélération du programme, elle pourrait  se retrouver détentrice de 70% de tous les Bons du Trésor américain (en équivalent de maturité 10 ans) en juin 2016. Goldman Sachs prévoit eux un programme QE3 jusqu'en juin 2015, c'est à dire avec une part de 58% pour la Fed. Le marché des Bons du Trésor américain long terme, aujourd'hui déjà largement soumis à la Fed, se retrouverait... sans marché du tout ! On attendrait en effet pour ces Bons un stade ultime du libéralisme, où l'acteur dominant phagocyte purement et simplement le marché. On ne peut même plus dire que le marché est distordu, asymétrique, ou que la Fed est devenu le marché : le marché n'existe plus du tout, c'est un monopole. Les prix sont dictés.

La stratégie de la Fed devient limpide : une fois arrivée dans cet état, elle décide de la valeur des taux longs aussi facilement que celle des taux de base (Fed Funds rates). Il n'y a plus aucun risque de crash obligataire sur les Bons du Trésor américain (U.S. Treasury), plus de risque d'envolée des taux longs, même si l'inflation augmente fortement. Les quelques détenteurs éparts des Bons du Trésor restants seront obligés par la force du fait accompli de vendre au prix convenu par la Fed, quand ils souhaitent vendre. Il faut aussi comprendre par là qu'une telle politique de taux longs rabaissés se fait au détriment des millions de séniors américains. Les fonds de pension n'auront jamais les rendements attendus pour payer les retraites aux taux prévus. Après la génération des jeunes sans futur, c'est au tour des séniors d'être laissés pour compte par une politique sociale destructrice. 

Une deuxième partie du programme QE3 réside dans le rachat massif (0,9 trillion de dollar) de Mortgage-Based Securities (MBS), qui purgent les mauvais assets financiers des banques et transforme de fait la Fed en bad bank. En effet, le programme QE3 prévoit la revente des MBS et Bons du Trésor uniquement après que les taux courts seront remontés, c'est à dire exactement quand la Fed décidera que les conditions économiques rendent ceci possible, c'est à dire nul ne sait quand : dans 15, 25 ans, ou plus. Ce qui est important dans le principe, c'est que cette date n'est pas arrêtée : c'est quand la Fed le décidera, et si elle le décide un jour. 
En conservant ainsi sa capacité à émettre indéfiniment de la dette à taux maîtrisés, et indépendamment de l'état de son économie, les U.S. pensent ainsi parvenir à préserver le statu quo sur l'utilisation du dollar comme base de référence du système monétaire international.

La question à se poser maintenant, c'est de savoir comment les autres pays vont réagir face à cette politique monétaire qui relève davantage du Gustav que du bazooka. Cette question est intimement liée à l'évolution du système monétaire international. Les Etats-Unis ont décidé d'isoler à l'issue du programme QE3 l'évolution du dollar de toute influence extérieure, dans une bulle hors d'atteinte. C'est une des dernières conséquences de la dislocation géopolitique mondiale mise en évidence par le LEAP dans ses publications mensuelles d'anticipation politique (GEAB). Nous avons signalé les flux sur les marchés des capitaux U.S. (TIC) plus avant, et pour lesquels cette dislocation se signale de manière abrupte : 



Cette dislocation de type géoéconomique peut également déjà s'observer dans l'évolution récente et marquée des flux d'investissement (Foreign-owned assets in the United States et U.S.-owned assets abroad):



Il semble donc que les autres acteurs mondiaux aient rapidement décidé de réagir. Il est significatif que l'échelle de temps considéré pour le programme QE3 soit à peine plus court que le délai auquel on s'accorde pour considérer l'évolution du yuan vers la pleine convertibilité (4 à 5 ans). Ce n'est pas un hasard car comme le disait Gramsci, l'essence de toute crise c'est quand le vieux se meurt et le jeune hésite à naître.

Sans conclure du tout à un simple remplacement du dollar par le yuan (ou par l'euro), le futur système monétaire international ne sera pas bâti sur les ruines laissées vacantes du système dollar. Il devra se développer pour entrer en compétition parallèle et non pas frontale avec lui, et grandir jusqu'à le rendre obsolète. Sa croissance sera favorisée par le déclin des forces vives du vieux système dollar, mais le jeune devra compter sur de multiples stratégies de résistance qui n'auront d'autres destinées que de gagner du temps. La crise avortée de l'éclatement de la zone euro, précédent avatar de la guerre monétaire, en était un exemple. Le résultat pour l'Europe a été une prise de conscience accélérée des processus historiques à l'oeuvre, que nous décrivons avec le LEAP depuis plusieurs années. En effet la construction positive et collective de l'histoire passe en ces temps par la compréhension coordonnée des tendances de fond et émergentes.

[Sources utilisées pour les graphiques: Federal Reserve of St Louis, Nowandfutures.com, ZeroHedge.com; Les responsables des 2 premiers sites mettent à jour régulièrement les données qui servent à la génération dynamique des graphiques affichés dans cet article.]

MAJ 17/12/2012 : Bibliographie complémentaire
Demand for U.S. Debt Is Not Limitless, WSJ, 03/2012
Who Else Is Buying U.S. Treasuries? , Bianco Research, 06/2012

MAJ 16/12/2013 :
La Fed possède désormais un tiers de l'ensemble du volume des UST rapporté à une maturité de 10 ans (source):




2012/10/31

Courage et Honneur


 Le 30 Octobre 2012, Franck Biancheri est décédé. Son oeuvre est plus que jamais vivante.

Vous ne pouvez comprendre l'Europe d'aujourd'hui et le monde de demain si vous ignorez ce qu'il a apporté.
Nous tous lui devons beaucoup.
Plus que sa mémoire et sa lucidité, cet homme politique d'action et de courage, pétri de démocratie, nous a légué des idées et concepts qui ont marqué et marqueront notre Histoire. Il est un repère de notre conscience sociale.

2012/09/07

Conséquences sur Internet de la fragmentation géopolitique mondiale

 Le nouveau terrain géostratégique représenté par le cyberespace est de plus en plus souvent débattu. Nous avons déjà évoqué le sujet (voir par exemple le MAP numéro 2), au travers de la cyber guerre. Mais ces analyses ignorent les possibles conséquences à terme de la dislocation géopolitique mondiale sur le réseau des réseaux, alors que c'est un point que j'étais le premier à souligner dès octobre 2008.

Voici une brève de LMI que je reprends pour mettre en lumière la dimension de la nouvelle tendance à la fragmentation d'Internet

"Les États-Unis ont clairement indiqué aux Nations Unies, et à son agence UIT, qu'ils n'avaient pas l'intention d'abandonner le contrôle de l'Internet.[...] la Russie a l'intention de demander à ce que l'UIT soit chargée de l'attribution des adresses IP et de « la détermination des conditions requises ». La proposition russe devrait être soutenue par plusieurs autres pays, dont la Chine."
Cette brève fait suite à la récente fuite du texte de la délégation U.S. pour la conférence WCIT en décembre prochain.
On est incité à croire que le Réseau a aboli les frontières... pour toujours. C'est faux. Il les a momentanément affaiblies, au mieux. Dans cette dynamique de long terme, un nouvel essor des frontières au sein du Réseau nous semble inévitablement lié à la perte continue d'influence des U.S. et à la montée des enjeux du contrôle souverain de chaque bloc régional.

Mise à jour 9/09/12 : 
lire l'article de CNET.com publié en mai dernier.

Mise à jour 5/12/12 :
Article de Computer Weekly, publié ce jour.

Mise à jour 12/12/12 :
Article de LMI, publié hier.

Mise à jour 17/9/13 : Anticipation définitivement confirmée.
  • The BRICS “Independent Internet” Cable. In Defiance of the “US-Centric Internet”: Article de GlobalResearch, publié aujourd'hui.
  • Brazil plans to go offline from US-centric internet : TheHindu.com
  • Brazil Looks To Break From US-centric Internet : ExcitingRio.com
Mise à jour 7/10/13 :
  • BRICS cable eyes 2015 completion, BRICScable.com, 03/2013
  • BRICS Submarine Cable Planned to Connect South Africa with Brazil, India, China, US and Russia : IHS.com, 04/2012
  • Ce cable ne doit pas être confondu avec le cable South Atlantic Express (SAex) annoncé auparavant (Brics nations back R 3bn Brazil-SA mega cable, techcentral.co.za, 04/2011)

2012/07/11

Les barbares financiers


Les financiers aiment se représenter en classe sociale très supérieure, une jet set bien au dessus des autres mortels. On leur invente des termes qui les isolent socialement, pour mieux les démarquer : on les appelle les working rich.

Pourtant les autres gens leur trouvaient bien des défauts, et notamment sur leur déficience morale. Des comparaisons cliniques avec les profils de psychopathes patentés ont déjà été dressées, sans compter que certains économistes comme Roubini commencent à évoquer la nécessité d'en lyncher un.

En plein scandale du Libor, connu des spécialistes depuis au moins 10 ans et qui ne sort qu'aujourd'hui aux yeux du grand public (donc encore un signe que la crise est un dévoilement, une chute du monde d'avant), voici publiée une nouvelle approche de ces déviants sociaux, qui présente l'intérêt d'être statistique et par auto-évaluation des concernés. On apprend ainsi que :
  • 24% des dirigeants de Wall Street et de la Bourse de Londres estiment que des conduites malhonnêtes ou illégales sont nécessaires pour réussir dans le monde de la finance (22% aux US, 25% au UK),
  • 16 % d'entre eux ont admis qu'ils n'hésiteraient pas à commettre un délit boursier, tel que le délit d'initié s'ils pouvaient s'en tirer sans poursuites,
  • 39 % des cadres interrogés estiment que leurs concurrents ont déjà pratiqué des activités illégales ou malhonnêtes (40% aux US, 36% au UK),
  • 30 % d'entre eux affirment que leurs salaires ou leurs bonus les poussent à enfreindre le code de déontologie (28% aux US, 32% au UK), et 23% affirment que d'autres pressions s'exercent pour qu'ils le fassent (19% aux US, 26% au UK),
  • 41% des interrogés seulement affirment qu'il est tout à fait certain que leur staff n'a pas eu besoin d'employer des pratiques non éthiques ou illégales pour gagner (43% aux US, 39% au UK),
  • Seulement 55% des interrogés affirment qu'ils ne commetraient pas d'activités illégales ou non-éthiques pour gagner 10 millions de $, 
  • 30% seulement des interrogés estiment que la repression des crimes financiers par la SEC/SFO est efficace (26% aux US, 34% au UK),
  • 14% des interrogés affirment qu'ils subiraient des répercussions négatives de la part de leur employeur si ils dénonçaient formellement un cas de violation de la loi ou de l'éthique; seulement 35% estiment certain que leur employeur ne le ferait pas.
Il ne s'agit pas de s'effaroucher devant ces chiffres, mais bien de comprendre que cette industrie est tellement gangrénée par les déficiences morales qu'il est impossible qu'elle reprenne d'elle même le droit chemin et abandonne ses mauvaises pratiques. Toute transformation sociale efficace dans ce groupe ne pourra venir que d'une pression accrue de l'extérieur, qui passe tout d'abord par un remplacement complet et rapide de tous les cercles dirigeants, dans tout cet écosystème. Inutile de dire que nous en sommes encore très loin. La conclusion sur laquelle nous devons donc nous appuyer pour anticiper les évènements à venir c'est que ces pratiques vont perdurer et encore davantage se renforcer, car elles s'apparentent à de la prédation nuisible. A la différence d'un parasite, un nuisible ne s'arrête jamais de lui même de dévorer. Il est insatiable.  Mais il n'est fort que parce que son hôte le laisse faire. Le système social évolue donc par à-coup brusques, et non pas par régulation continue et progressive. 
Au delà d'actions individuelles sporadiques, la première étape sociale à surveiller est la montée en puissance de la notion de crime financier dans le droit, et des retorsions effectivement entreprises. La deuxième étape est l'appui sur ce droit pour établir des barrières géographiques sur les flux financiers (ce qui est techniquement très aisé à réaliser), et sur l'éjection de certaines entreprises au delà de ces frontières, par décret. Socialement, le banissement est une solution bien plus efficace que le lynchage. Une forme plus temporaire est l'ostracisme, qui est lui aussi un mécanisme d'auto-défense populaire, un vote de défiance politique.

Sources de l'étude
Tricher est nécessaire selon 24 % des cadres de Wall Street et de la City, Le Monde, 07/2012

2012/03/18

Le Manifeste de l'Homme Indépendant, par Albert Camus

"Il est difficile aujourd'hui d'évoquer la liberté de la presse sans être taxé d'extravagance,
accusé d'être Mata-Hari, de se voir convaincre d'être le neveu de Staline.
Pourtant cette liberté parmi d'autres n'est qu'un des visages de la liberté tout court et l'on comprendra notre obstination à la défendre si l'on veut bien admettre qu'il n'y a point d'autre façon de gagner réellement la guerre.
Certes, toute liberté a ses limites. Encore faut-il qu'elles soient librement reconnues. Sur les obstacles qui sont apportés aujourd'hui à la liberté de pensée, nous avons d'ailleurs dit tout ce que nous avons pu dire et nous dirons encore, et à satiété, tout ce qu'il nous sera possible de dire. En particulier, nous ne nous étonnerons jamais assez, le principe de la censure une fois imposé, que la reproduction des textes publiés en France et visés par les censeurs métropolitains soit interdite au Soir républicain (1), par exemple. Le fait qu'à cet égard un journal dépend de l'humeur ou de la compétence d'un homme démontre mieux qu'autre chose le degré d'inconscience où nous sommes parvenus.

Un des bons préceptes d'une philosophie digne de ce nom est de ne jamais se répandre en lamentations inutiles en face d'un état de fait qui ne peut plus être évité. La question en France n'est plus aujourd'hui de savoir comment préserver les libertés de la presse. Elle est de chercher comment, en face de la suppression de ces libertés, un journaliste peut rester libre. Le problème n'intéresse plus la collectivité. Il concerne l'individu. 

Et justement ce qu'il nous plairait de définir ici, ce sont les conditions et les moyens par lesquels, au sein même de la guerre et de ses servitudes, la liberté peut être, non seulement préservée, mais encore manifestée. Ces moyens sont au nombre de quatre : la lucidité, le refus, l'ironie et l'obstination.  
La lucidité suppose la résistance aux entraînements de la haine et au culte de la fatalité. Dans le monde de notre expérience, il est certain que tout peut être évité. La guerre elle-même, qui est un phénomène humain, peut être à tous les moments évitée ou arrêtée par des moyens humains. Il suffit de connaître l'histoire des dernières années de la politique européenne pour être certains que la guerre, quelle qu'elle soit, a des causes évidentes. Cette vue claire des choses exclut la haine aveugle et le désespoir qui laisse faire. Un journaliste libre, en 1939, ne désespère pas et lutte pour ce qu'il croit vrai comme si son action pouvait influer sur le cours des événements. Il ne publie rien qui puisse exciter à la haine ou provoquer le désespoir. Tout cela est en son pouvoir.  
En face de la marée montante de la bêtise, il est nécessaire également d'opposer quelques refus. Toutes les contraintes du monde ne feront pas qu'un esprit un peu propre accepte d'être malhonnête. Or, et pour peu qu'on connaisse le mécanisme des informations, il est facile de s'assurer de l'authenticité d'une nouvelle. C'est à cela qu'un journaliste libre doit donner toute son attention. Car, s'il ne peut dire tout ce qu'il pense, il lui est possible de ne pas dire ce qu'il ne pense pas ou qu'il croit faux. Et c'est ainsi qu'un journal libre se mesure autant à ce qu'il dit qu'à ce qu'il ne dit pas. Cette liberté toute négative est, de loin, la plus importante de toutes, si l'on sait la maintenir. Car elle prépare l'avènement de la vraie liberté. En conséquence, un journal indépendant donne l'origine de ses informations, aide le public à les évaluer, répudie le bourrage de crâne, supprime les invectives, pallie par des commentaires l'uniformisation des informations et, en bref, sert la vérité dans la mesure humaine de ses forces. Cette mesure, si relative qu'elle soit, lui permet du moins de refuser ce qu'aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter : servir le mensonge. 
Nous en venons ainsi à l'ironie. On peut poser en principe qu'un esprit qui a le goût et les moyens d'imposer la contrainte est imperméable à l'ironie. On ne voit pas Hitler, pour ne prendre qu'un exemple parmi d'autres, utiliser l'ironie socratique. Il reste donc que l'ironie demeure une arme sans précédent contre les trop puissants. Elle complète le refus en ce sens qu'elle permet, non plus de rejeter ce qui est faux, mais de dire souvent ce qui est vrai. Un journaliste libre, en 1939, ne se fait pas trop d'illusions sur l'intelligence de ceux qui l'oppriment. Il est pessimiste en ce qui regarde l'homme. Une vérité énoncée sur un ton dogmatique est censurée neuf fois sur dix. La même vérité dite plaisamment ne l'est que cinq fois sur dix. Cette disposition figure assez exactement les possibilités de l'intelligence humaine. Elle explique également que des journaux français comme Le Merle ou Le Canard enchaîné puissent publier régulièrement les courageux articles que l'on sait. Un journaliste libre, en 1939, est donc nécessairement ironique, encore que ce soit souvent à son corps défendant. Mais la vérité et la liberté sont des maîtresses exigeantes puisqu'elles ont peu d'amants. 
Cette attitude d'esprit brièvement définie, il est évident qu'elle ne saurait se soutenir efficacement sans un minimum d'obstination. Bien des obstacles sont mis à la liberté d'expression. Ce ne sont pas les plus sévères qui peuvent décourager un esprit. Car les menaces, les suspensions, les poursuites obtiennent généralement en France l'effet contraire à celui qu'on se propose. Mais il faut convenir qu'il est des obstacles décourageants : la constance dans la sottise, la veulerie organisée, l'inintelligence agressive, et nous en passons. Là est le grand obstacle dont il faut triompher. L'obstination est ici vertu cardinale. Par un paradoxe curieux mais évident, elle se met alors au service de l'objectivité et de la tolérance. 
Voici donc un ensemble de règles pour préserver la liberté jusqu'au sein de la servitude. Et après ?, dira-t-on. Après ? Ne soyons pas trop pressés. Si seulement chaque Français voulait bien maintenir dans sa sphère tout ce qu'il croit vrai et juste, s'il voulait aider pour sa faible part au maintien de la liberté, résister à l'abandon et faire connaître sa volonté, alors et alors seulement cette guerre serait gagnée, au sens profond du mot.
Oui, c'est souvent à son corps défendant qu'un esprit libre de ce siècle fait sentir son ironie. Que trouver de plaisant dans ce monde enflammé ? Mais la vertu de l'homme est de se maintenir en face de tout ce qui le nie. Personne ne veut recommencer dans vingt-cinq ans la double expérience de 1914 et de 1939. Il faut donc essayer une méthode encore toute nouvelle qui serait la justice et la générosité. Mais celles-ci ne s'expriment que dans des cœurs déjà libres et dans les esprits encore clairvoyants. Former ces cœurs et ces esprits, les réveiller plutôt, c'est la tâche à la fois modeste et ambitieuse qui revient à l'homme indépendant. Il faut s'y tenir sans voir plus avant. L'histoire tiendra ou ne tiendra pas compte de ces efforts. Mais ils auront été faits."
[1]: Albert Camus était rédacteur en chef de ce journal publié à Alger

Cet article devait paraître le 25 novembre 1939 dans "Le Soir républicain". Il avait été censuré, et perdu. Il vient d'être retrouvé. Malgré les dates mentionnées, qui peut nier qu'il soit intemporel ? L'homme indépendant Camus s'attache à réveiller notre conscience sociale. Qu'il nous serve de repère


2012/02/23

La dette publique US suit-elle une croissance exponentielle ?

 Le billet précédent se termine par la mention de la linéarité de la croissance du ratio de la dette publique US / PIB depuis 2009. Cela signifie qu'il est possible de connaitre la valeur de ce ratio à une date postérieure à 2009 en modélisant cet accroissement. On pense bien sur à une forme affine y=a*x+b, avec la valeur de l'accroissement mensuel que j'ai indiquée. 

J'ai ensuite voulu chercher si on pouvait modéliser l'accroissement par une suite géométrique discrète 
q(n) = q(0) * r^n 
où r est la raison de la suite, le point 0 est le 11 mars 2009 et n le nombre de jours depuis cette date.

Avec q(0) = 86.26 , un rapide calcul donne une valeur de r = 1.000274214
r > 1 indique une croissance exponentielle du ratio de la dette / PIB ; une hyperinflation de ce ratio en somme ! 

Bien sur r est très proche de 1, il est donc encore difficile de trancher définitivement entre forme affine ou forme exponentielle. Les valeurs des mois prochains nous en diront plus, ou bien les coefficients de régression linéaire... Ce qui est certain c'est que le service cumulé de la dette (c'est à dire emprunter toujours davantage pour pouvoir rembourser une dette précédente) forme bien une série géométrique.

Update 24/2/12 :
J'ai modélisé ce matin la variation de la dette entre octobre 2001 et le 15/09/2008, juste avant l'énorme pic. La durée est 2.5 fois plus longue que sur l'étude précédente.
En forme affine on obtient un accroissement mensuel de 0.2643 points, avec un coefficient de régression linéaire (Bravais-Pearson)  p = 0.995, soit p² = 0.990
Pas mal mais pas excellent comme corrélation statistique.
Signalons que ce coefficient de Pearson p = 0.99379 (p² = 0.9876) entre 2009 et 2012, d'où la difficulté de trancher que nous avions hier.

Mais maintenant, modélisée sous forme de série géométrique, on obtient entre 2001 et 2008 une raison r = 1.00014126

Encore une fois r > 1 ! Et on remarque que r a augmenté après le pic de fin 2008, ce qui prouve qu'on a changé de série, mais aussi que la dérive exponentielle de la dette s'est encore aggravée puisque r est devenu encore plus grand.

Si on simule maintenant tous les points des 2 séries géométriques à l'aide des 2 valeurs de raison, on peut ensuite calculer la corrélation entre ces points simulés et les valeurs de la dette publiées quotidiennement.
On obtient alors entre 2001 et 2008 une valeur du coefficient de Pearson p = 0.9944 (p² = 0.989)
et entre 2009 et 2012 une valeur du coefficient de Pearson p = 0.992 (p² = 0.983)

Dommage. Pour l'instant, les données recueillies ne sont pas encore assez nombreuses pour pouvoir trancher entre les 2 hypothèses de manière définitive.

En conclusion :
  • Nous disposons maintenant d'un outil simple, entièrement transparent, qui dépend de données publiées quotidiennement, et que tout un chacun peut utiliser pour auditer régulièrement ou même anticiper de manière quantitative les évolutions de la dette des US. 
  • Notre exercice nous autorise à dire qu'il n'est pas exclu de considérer que la croissance du ratio de la dette publique totale des US / PIB soit exponentielle, avec l'effet auto-accélérateur foudroyant qui accompagne obligatoirement cette dérive à partir d'un certain point que l'on peut apprécier mathématiquement. On peut même dire que l'on pourrait mesurer la longueur restante de la mèche.
  • Dans les 2 cas, mais encore plus particulièrement si la dérive exponentielle s'impose, cette dérive met aussi en lumière deux impossibilités absolues : d'une part qu'il est impossible pour les US de se sortir de la dette par davantage de dette ; d'autre part qu'ils ont démontré jusqu'à présent qu'ils étaient dans l'incapacité de réagir différemment par rapport à leurs problèmes gravissimes de politique économique.
  • Enfin, que dans une telle situation de banqueroute annoncée d'un pays, il n'y a pas de meilleur conseil à donner que d'en parler de manière transparente à ses créanciers et partenaires internationaux, et d'accepter rapidement leurs propositions. En l'espèce, il ne peut s'agir que du G20 et de commencer par la remise en cause complète du rôle du dollar dans les échanges internationaux, la refonte des participations au FMI, à la BRI et au conseil de sécurité de l'ONU. C'est cette prise de conscience de la part des autorités US et de leurs cercles d'influence qu'il faut encourager, car c'est l'étape la plus longue et la plus difficile. La communauté internationale s'y essaie depuis 2008, sans aucun succès jusqu'à présent. Pourtant, une sortie de crise d'une telle ampleur historique, ca demande de s'y atteler dès maintenant pour absorber et étaler au mieux l'onde de choc. Dans l'autre scénario de l'absence de prises de responsabilité de la part des US, elle se produira aussi mais de manière dévastatrice, et en premier lieu pour les américains eux-mêmes, comme l'Histoire nous l'enseigne, hélas. 


2011/12/06

De l’utopie réaliste à l’anticipation politique

Il y a presque 2 ans, le blog de Paul Jorion lançait comme initiative collective "l’inventaire de demain". Et il y a quelques jours, François Leclerc faisait le bilan de cette « projection dans l’avenir » :
« De notre production collective, il n’est pas encore ressorti cette esquisse de la société de demain que l’on espérait en voir surgir… Nous sommes pourtant en retard sur l’événement. La crise elle-même a déjà produit des réactions qui auraient mérité de figurer dans un inventaire qui n’est pas, il s’en faut, terminé »

Et en forme de volonté de rebondir, le blog de Paul Jorion lançait alors un deuxième Appel à Contributions sur « l’Utopie Réaliste : un partage des visions du socle des grands principes d’une nouvelle société , en rupture avec celle qui est aujourd’hui entrée dans une crise de longue durée et ne s’en remet pas. En s’attachant à dégager ses valeurs, ses mécanismes, les comportements sur lesquels elle reposerait. »

Nous pouvons donc légitimement faire les observations suivantes :
  • Primo, malgré le nombre très impressionnant de visites sur le site en question, la production d’idées en 2 ans a été faible. Le ratio est grosso modo de 1 contribution pour 18000 visites. Ce n’est pas surprenant puisque ça correspond à l’ordre de grandeur connu pour les processus collaboratifs sur internet (User Generated Content), mais c’est bien de le remarquer à nouveau sur un sujet directement en relation avec la crise.
  • Secundo, les contributions reçues n’ont pas réussi à se projeter dans l’avenir, ce qui était pourtant bien le but escompté de l’initiative. La mention de l’adjectif réaliste qualifie bien cette exigence initiale de l’utopie.
  • Tertio, la prise de conscience des animateurs du blog de Paul Jorion du déplacement nécessaire de la réflexion économique vers la sphère politique : alors que la première mouture s’attachait simplement à collecter des recettes locales de mode de production ou de distribution, des modèles alternatifs économiques ou monétaires, la deuxième initiative se veut comme un brouillon sinon d’une nouvelle constitution, du moins de principes faisant société, ce qui est bien la définition première du politique. On notera aussi les initiatives récentes des animateurs du site de se diversifier ou de se ressourcer en se rapprochant de courants sociologiques, Stiegler et Ars Industrialis en particulier. En effet l’économie n’est rien d'autre que l’expression de la loi des hommes. Quand celle-ci connait une révolution, l’obsolescence arrive à grand pas, et le temps n’est pas loin où les économistes néo classiques seront regardés comme nous considérons aujourd’hui les astrologues du moyen-âge ou les médecins pédants moqués par Molière. C’est une tendance générale attendue dont nous saluons ici une première manifestation concrète.
  • Quarto, on remarque l’absence de moyens concrets proposés, de démarche intellectuelle, pour pouvoir ancrer les contributions à la projection dans le futur dans le réel. Cette démarche existe pourtant depuis quelques années, c’est celle de l’anticipation politique tout simplement. A la différence de l’Utopie qui débat sans contraintes, et donc sans application concrète et rapide, l’anticipation politique permet de focaliser la réflexion sur les tendances lourdes qui vont apparaître, et qui ne sont encore aujourd’hui que des signaux faibles. L’ancrage dans le réel est dès lors immédiat, et de cette démarche réaliste, on peut en tirer une capacité prédictive très efficace, en particulier dans les périodes de rupture. C’est bien ce qui est mis en œuvre par les membres du think-tank L.E.A.P depuis 2003, avec un taux de succès de prédiction supérieur à tout autre groupe.
En conclusion, notre propre contribution à l’initiative collaborative sus-citée se situe donc sur 2 axes :
D’une part un conseil fondamental : pour réussir son volet réaliste, cette initiative devra utiliser la démarche d’anticipation politique ;
D’autre part une mise en application de cette démarche sur les valeurs, mécanismes, et comportements sur lesquels reposerait la société future : voir par exemple mes articles déjà parus

Enfin, insistons sur un volet déjà signalé par un participant : celui de l’effort indispensable de plus grande démocratisation de notre vie politique nationale et européenne, et de réapprentissage de l’engagement politique du citoyen, sans lesquels toute proposition d’amélioration de la société bénéficiant au plus grand nombre sera rapidement remise en question.
Cette démocratisation et cet apprentissage politique devrait commencer, non pas par une proposition de constitution d’une société révée comme idéale par quelques-uns, mais dans le prolongement des valeurs expliquées dans les articles ci-dessus, par un Manifeste pour une Politique Agile qui serait constitué à l’image du Manifeste pour le développement Agile de logiciels :
  • 1 texte sous licence libre permettant des traductions, 1 pétition en ligne
  • 4 valeurs fondamentales, et 12 principes courts et immédiatement compréhensibles, qui explique les devoirs et l’éthique d’un représentant politique en commençant par la transparence, ainsi que les principes de la démarche d’élaboration des nouvelles politiques de manière profondément ouverte et collaborative, notamment en privilégiant la prise en compte du long terme et des futures générations.
En cette années d'élections majeures à travers toute l'Europe, ce Manifeste, après avoir reçu la signature d'un million de citoyens à travers l'Europe, inciterait immédiatement tous les leaders politiques à se positionner publiquement sur le Manifeste pour suivre ses recommendations ou pas. Il rentrerait donc de facto en usage, signifiant le succès de la première action d'une démocratique réelle.

L'année électorale qui vient offre une occasion unique aux citoyens de l'Europe d'inciter efficacement les leaders politiques à prendre les bonnes décisions, en cohérence avec leurs aspirations à une meilleure société et surtout pour pouvoir résister collectivement aux dangers majeurs  qui nous assaillent : guerre monétaire par les banquiers de Wall Street et leurs alliés de la City, montée en force des courants anti-démocratiques et autoritaires en Europe. 

[Pour la suite de cette idée, voir le site agile-democratie.net. Le manifeste a été mis en ligne le 10/12/2011]