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2017/01/02

Paul Valéry, René Guénon, Nicolas Berdiaev et la crise de l'Occident

Dans le deuxième article de notre série sur l'Esprit européen, nous écrivions:

Dans sa lettre célèbre La Crise de L'Esprit de 1919, Paul Valéry est le premier à notre connaissance à parler de l’Esprit européen d’une part, et d’autre part de la « physique intellectuelle et sociale » qui pourrait décrire l’évolution de cet Esprit. Il tire de cette intuition physique une très étonnante prédiction pour l’époque, qui pourrait se généraliser sous la forme d’une conjecture :
« Je prétendais que l’inégalité si longtemps observée au bénéfice de l’Europe devait par ses propres effets se changer progressivement en inégalité de sens contraire. C’est là ce que je désignais sous le nom ambitieux de théorème fondamental. »
Valéry pose la question fondamentale du devenir de l’Europe. Il la pose au sortir de la Grande Guerre. 
Sa deuxième lettre évoque le repositionnement de l’Europe vis-à-vis de la Grande Asie, face à l’inéluctable retour de balancier de ce que l’on appelle aujourd’hui en géopolitique la puissance, mais –insistons bien sur ce point– que Valéry argumente comme étant la résultante du développement de l’Esprit des peuples. 

Michel Vâlsan nous proposait une synthèse de cette perspective dans son article "La fonction de René Guénon et le sort de l'Occident", paru dans le N° spécial des Etudes Traditionnelles consacré à René Guénon (1951), et qui a été publié à nouveau dans le N° spécial René Guénon de la revue Science Sacrée (2003). Je reprends les extraits qui sont en résonance avec Valéry (1) :
Dès la conclusion de son premier livre, paru en 1921, l'Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues, René Guénon avait formulé trois hypothèses principales quant au sort de l'Occident.  
La première, "la plus défavorable est celle où rien ne viendrait remplacer cette civilisation, et où, celle-ci disparaissant, l'Occident, livré d'ailleurs à lui-même, se trouverait plongé dans la pire barbarie." (Pp. 307-308) 
La seconde serait celle où "les représentants d'autres civilisations, c'est-à-dire les peuples orientaux, pour sauver le monde occidental de cette déchéance irrémédiable, se l'assimileraient de gré ou de force, à supposer que la chose fût possible, et que d'ailleurs l'Orient, y consentît, dans sa totalité ou dans quelqu'une de ses parties composantes.  
Nous espérons que nul ne sera assez aveuglé par les préjugés occidentaux pour ne pas reconnaître combien cette hypothèse serait préférable à la précédente : il y aurait assurément, dans de telles circonstances, une période transitoire occupée par des révolutions ethniques fort pénibles, dont il est difficile de se faire une idée, mais le résultat final serait de nature à compenser les dommages causés par une semblable catastrophe ; seulement, l'Occident devrait renoncer à ses caractéristiques propres et se trouverait absorbé purement et simplement.  
C'est pourquoi, il convient d'envisager un troisième cas comme bien plus favorable au point de vue de l'ensemble de l'humanité terrestre, puisque, s'il venait à se réaliser, l'effet en serait de faire disparaître l'anomalie occidentale, non pas par suppression comme dans la première hypothèse, mais, comme dans la seconde, par retour à l'intellectualité vraie et normale ; mais ce retour, au lieu d'être imposé et contraint, ou tout au plus accepté et subi du dehors, serait effectué alors volontairement et comme spontanément."  
Pour que ce troisième cas devienne une possibilité, et "pour en venir à l'application et la réaliser dans toute son ampleur, il faut pouvoir s'appuyer sur une organisation fortement constituée, ce qui ne veut pas dire que des résultats partiels, déjà appréciables, ne puissent être obtenus avant qu'on en soit arrivé à ce point.  
Si défectueux et si incomplets que soient les moyens dont on dispose, il faut pourtant commencer par les mettre en oeuvre tels quels, sans quoi l'on ne parviendra jamais à en acquérir de plus parfaits ; et nous ajouterons que la moindre chose accomplie en conformité harmonique avec l'ordre des principes porte virtuellement en soi des possibilités dont l'expansion est capable de déterminer les plus prodigieuses conséquences, et cela dans tous les domaines, à mesure que ses répercussions s'y étendent selon leur répartition hiérarchique et par voie de progression indéfinie." (Orient et Occident, Pp. 184-185)
La France peut jouer un rôle clé dans cette recomposition fondamentale des rapports des pays européens avec le Moyen Orient et l'Asie, dès les prochaines élections présidentielles. La participation active aux nouvelles Routes de la Soie seraient une concrétisation de ce sursaut spirituel si nécessaire. C'est le cœur du débat.


(1) : On pourra en trouver une autre continuité chez Edmund Husserl, La crise de l'humanité européenne et la philosophie, trad. fr. (1977). Ce texte remanie une conférence donnée à Vienne le 7 mai 1935. Nathalie Depraz notait en 2012 : "Husserl date de la deuxième moitié du XIXe siècle le devenir positiviste explicite des sciences et vise ici sans doute les scientifiques héritiers de la philosophie positive d’Auguste Comte. [L'] auteur du Cours de Philosophie positive (1830-1842), fonde une philosophie en rupture avec toute métaphysique. Il promeut en effet une attitude fondée exclusivement sur l’expérience et mue par une confiance sans bornes envers la science. [Husserl écrit qu'] ayant laissé tomber les questions que l’on avait incluses dans le concept de métaphysique, la question du sens de l’Histoire, de la raison, la question de Dieu comme source téléologique de toute raison dans le monde, la question du sens du monde ou de l’immortalité, la « crise des sciences européennes » est en fait tout entière le symptôme d’une crise plus profonde encore, et qui est celle de la philosophie elle-même." C'est-à-dire une crise de l'Esprit, Husserl refaisant exactement le constat à l'origine de l'œuvre de Guénon.

Le philosophe et historien des sciences Gilles Gaston Granger, dans la conclusion de Sciences et Réalité (2000), évoque un pont nécessaire vers la métaphysique pour sortir de la crise des sciences :
"Nous ne prétendons pas que la réalité des objets des sciences soit supérieure à tout autre réalité, mais seulement qu'il soit possible, avec plus ou moins de succès, d'en appliquer les critères pour constituer et reconnaître en quelque sorte un substrat aux autres réalités, sans pour autant vouloir que ce substrat s'identifie aux réalités mêmes."
De son côté, riche d'un parcours de philosophie religieuse et politique, le franco-russe Nicolas Berdiaev a bien auparavant publié La crise spirituelle de l'Intelligentzia (1910), Le destin de la Russie (1918), La fin de la Renaissance (1921), Le sens de l'histoire (1923), Le nouveau Moyen Age (1924), De la Destination de l'homme (1931), Le Destin de l'Homme dans le monde actuel (1934), puis Esprit et Réalité (1937). Ces œuvres, issues d'une profonde réflexion sur la période révolutionnaire russe au prisme de la tradition philosophique de ce peuple (Khomiakov, Soloviev, Dostoïevski en particulier) nous apparaissent comme les plus pertinentes et les plus complémentaires avec celles de Guénon, son contemporain, pour comprendre ce que nous devons retrouver.
Liaison subtile et croisement entre Guénon issu d'un Occident ayant perdu ses repères et qui partira vivre au Proche-Orient (au Caire) en 1930, et Berdiaev issu d'un Orient partiellement occidentalisé (mais qui n'a jamais perdu ses traditions), réfugié politique à partir de 1922 en France, apportant et développant cette initiation dont se nourrira Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit. Entre 1948 et 1951, tous les trois nous ont quitté. Il nous reste leurs enseignements.



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Liens vers les autres articles du thème l'Esprit Européen :
Partie 1

2015/04/05

A la rencontre de Dieu

[dernière mise à jour : 7/10/2017]

« L’Église elle même, non seulement conseille, mais ordonne aux Docteurs chrétiens d’appeler à leur aide la philosophie ». 
(Pape Léon XIII, Æterni Patris, 1879)


L'optique particulière assemblée par Conscience Sociale, ainsi que la vision issue de sa culture occidentale, nous sert à percevoir le sens du monde -c'est-à-dire son lent mouvement profond.

Toute perception est elle-même un déplacement, un mouvement de notre être.

Que recèle ce mouvement ?

Charles, tu m'as écrit il y a bien longtemps :
« Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan.L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. »
(C. Baudelaire, 1821 - 1867 ; Mon cœur mis à nu, 1864) 
Tout d'abord, cette conception de deux pôles opposés, sources de mouvements contraires, est-elle justifiée ? 
N'est-ce pas plus limpide, plus direct, comme une évidence, d'écrire plutôt : 
Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre qui éloigne de Dieu.
L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; la restriction de sa spiritualité, ou la mise en avant de l'animalité, est une joie de descendre.

Cette conception permet ainsi de préciser en corollaire:
Dieu est l'origine unique des potentiels. Il ne se manifeste que par une force d'attraction, à laquelle chaque être est sensible, et ceci quelle que soit la distance qui sépare son esprit de celui de Dieu.
L'esprit d'un être est un potentiel, limité et à l'image de celui de Dieu.  
Cette différence de potentiel, entre l'origine et notre esprit, crée l'inspiration. De là naît la volonté, qui se propage en gestes et en actes.

Chaque être est ainsi en mouvement, chacun sur sa propre trajectoire. A toute heure, les rencontres avec les autres esprits, les autres consciences sont autant d'occasion de se rapprocher ou de s'éloigner de Dieu.

Il est tout à fait inutile d'imaginer une force issue de Satan, d'un pôle opposé à celui de Dieu, pour expliquer les comportements qui éloignent de Dieu.

L'opposé de Dieu n'est pas Satan. C'est le néant.  

De notre vivant, nous ne rencontrons pas Dieu. Nous ne pouvons qu'aller à sa rencontre. Nous pouvons rencontrer des chemins, des esprits humains, qui nous rapprochent rapidement de Dieu, et ressentir intimement cette force d'attraction, ce mouvement, cette progression, cette élevation de l'esprit. Je pense que c'est cela que l'on exprime quand on dit "j'ai rencontré Dieu". 

Cette puissance d'attraction est éternelle. Elle a toujours existé.
« La chose même qu'on appelle maintenant Religion chrétienne, existait chez les anciens, et n'a jamais cessé d'exister depuis l'origine du genre humain, jusqu'à ce que le Christ lui-même étant venu en la chair, l'on a commencé à appeler chrétienne la vraie religion qui existait auparavant. »
(A. Augustinus, 'saint Augustin d'Hippone', 354 - 430 ; Retractations, livre 1, c. XIII, n. 3)
« La Tradition avec un grand "T" peut se définir comme une transcendance immanente, c'est-à-dire une force venue d'en haut depuis les origines, qui agit invisiblement, mais qui n'en est pas moins réelle et efficiente sur le monde des hommes ; c'est cet influx divin qui justifie l'orthodoxie de toute tradition véritable, que l'on peut qualifier de "révélée". Cette "présence" se transmet, depuis le "Centre" suprême jusqu'aux différents centres spirituels secondaires, par les élites humaines [initiées] qui sont au sommet des diverses hiérarchies, et cette force supra-humaine donne sa raison d'être à toute organisation sociétale normale et digne de ce nom, étant ainsi entièrement "axée" et "centrée" autour de valeurs spirituelles et supra-individuelles, lui assurant une unification d'ensemble par le haut. »
(P.-Y. Lenoble, Métaphysique du Moyen-Âge, 2014)
« Par tout ce que nous avons déjà dit, il est facile de se rendre compte que la constitution de la « contre-tradition » et son triomphe apparent et momentané seront proprement le règne de ce que nous avons appelé la « spiritualité à rebours », qui, naturellement, n’est qu’une parodie de la spiritualité, qu’elle imite pour ainsi dire en sens inverse, de sorte qu’elle paraît en être le contraire même ; nous disons seulement qu’elle le paraît, et non pas qu’elle l’est réellement, car, quelles que puissent être ses prétentions, il n’y a ici ni symétrie ni équivalence possible. Il importe d’insister sur ce point, car beaucoup, se laissant tromper par les apparences, s’imaginent qu’il y a dans le monde comme deux principes opposés se disputant la suprématie, conception erronée qui est, au fond, la même chose que celle qui, en langage théologique, met Satan au même niveau que Dieu, et que, à tort ou à raison, on attribue communément aux Manichéens ; il y a certes actuellement bien des gens qui sont, en ce sens, « manichéens » sans s’en douter, et c’est là encore l’effet d’une « suggestion » des plus pernicieuses. Cette conception, en effet, revient à affirmer une dualité principielle radicalement irréductible, ou, en d’autres termes, à nier l’Unité suprême qui est au delà de toutes les oppositions et de tous les antagonismes ; »
(R. Guénon, Le Règne de la quantité et les signes des temps, 1945, Chap. XXXIX, pp.194) 
Bien d'autres choses peuvent être dites sur le mouvement naturel de l'esprit, et les mouvements de l'âme induits par les fausses idées, telles celles du Sabbataïsme-Frankisme. Nous y reviendrons [màj: voir ici].

Pour l'heure, exprimons ce même corollaire suivant un modèle très simple issu de la physique, comme bref prologue de métaphysique théorique (pour reprendre un terme forgé par J.-P. Petit), discipline des siècles à venir.

Il existe un point de référence où le potentiel est le plus petit possible. Ce point de référence est appelé origine des potentiels. Il représente Dieu.


L'esprit d'un être est modélisé par une surface équipotentielle. Soient deux esprits (ou bien un esprit dans deux états consécutifs), deux surfaces équipotentielles V et V+dV. Le potentiel étant une fonction continue, à un déplacement infiniment petit dn de l'esprit correspond une variation infiniment petite du potentiel dV. Il s'ensuit que les surfaces V et V+dV sont très rapprochées et d'autant plus que dV est petit.

Soit un point M, quelconque de la surface équipotentielle V. M est une idée présente dans l'esprit V. On définit, en ce point, un vecteur appelé gradient de potentiel désigné par , de la façon suivante :
  • Son origine est le point M.
  • Il est porté par la normale à la surface équipotentielle passant par le point M.
  • Il est orienté dans le sens des valeurs croissantes du potentiel.


Rédigé au petit matin du jour de Pâques 2015.