Le superbe texte
de Paul Valéry (La crise de l’Esprit, 1919) présente un contenu très actuel malgré son âge.
J'en partage ici quelques extraits de la deuxième lettre (1) publiée initialement dans Athenaeum sous le titre The Intellectual Crisis) - moins connue que la première (publiée initialement sous le titre The Spiritual Crisis). Je commente un passage de cette deuxième lettre dans cet autre article.
J'en partage ici quelques extraits de la deuxième lettre (1) publiée initialement dans Athenaeum sous le titre The Intellectual Crisis) - moins connue que la première (publiée initialement sous le titre The Spiritual Crisis). Je commente un passage de cette deuxième lettre dans cet autre article.
[…]
*
Une
première pensée apparaît. L’idée de culture, d’intelligence, d’œuvres
magistrales est pour nous dans une relation très ancienne, — tellement ancienne
que nous remontons rarement jusqu’à elle, — avec l’idée d’Europe.
Les
autres parties du monde ont eu des civilisations admirables, des poètes du
premier ordre, des constructeurs et même des savants. Mais aucune partie du
monde n’a possédé cette singulière propriété physique : le plus intense
pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant.
Tout
est venu à l’Europe et tout en est venu. Ou presque tout.
*
Or,
l’heure actuelle comporte cette question capitale : l’Europe va-t-elle
garder sa prééminence dans tous les genres ?
L’Europe
deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du
continent asiatique ?
Ou
bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : la partie
précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste
corps ?
Qu’on
me permette, pour faire saisir toute la rigueur de cette alternative, de
développer ici une sorte de théorème fondamental.
Considérez
un planisphère. Sur ce planisphère, l’ensemble des terres habitables. Cet
ensemble se divise en régions et dans chacune de ces régions, une certaine
densité de peuple, une certaine qualité des hommes. À chacune de ces régions
correspond aussi une richesse naturelle, — un sol plus ou moins fécond, un
sous-sol plus ou moins précieux, un territoire plus ou moins irrigué, plus ou
moins facile à équiper pour les transports, etc.
Toutes
ces caractéristiques permettent de classer à toute époque les régions dont nous
parlons, de telle sorte qu’à toute époque, l’état de la terre vivante peut être
défini par un système d’inégalités entre les régions habitées de sa surface.
À
chaque instant, l’histoire de l’instant suivant dépend de cette inégalité
donnée.
Examinons
maintenant non pas cette classification théorique, mais la classification qui
existait hier encore dans la réalité. Nous apercevons un fait bien remarquable
et qui nous est extrêmement familier :
La
petite région européenne figure en tête de la classification, depuis des
siècles. Malgré sa faible étendue, — et quoique la richesse du sol n’y soit pas
extraordinaire, — elle domine le tableau. Par quel miracle ? — Certainement
le miracle doit résider dans la qualité de sa population. Cette qualité doit
compenser le nombre moindre des hommes, le nombre moindre des milles carrés, le
nombre moindre des tonnes de minerai, qui sont assignés à l’Europe. Mettez dans
l’un des plateaux d’une balance l’empire des Indes ; dans l’autre, le
Royaume-Uni. Regardez : le plateau chargé du poids le plus petit penche!
Voilà
une rupture d’équilibre bien extraordinaire. Mais ses conséquences sont plus
extraordinaires encore: elles vont nous faire prévoir un changement progressif
en sens inverse.
Nous
avons suggéré tout à l’heure que la qualité de l’homme devait être le
déterminant de la précellence de l’Europe. Je ne puis analyser en détail cette
qualité ; mais je trouve par un examen sommaire que l’avidité active, la
curiosité ardente et désintéressée, un heureux mélange de l’imagination et de
la rigueur logique, un certain scepticisme non pessimiste, un mysticisme non
résigné... sont les caractères plus spécifiquement agissants de la Psyché européenne.
*
[…]
Je prétendais que
l’inégalité si longtemps observée au bénéfice de l’Europe devait par ses
propres effets se changer progressivement en inégalité de sens contraire. C’est
là ce que je désignais sous le nom ambitieux de théorème fondamental.
Comment
établir cette proposition ? — Je prends le même exemple : celui de la
géométrie des Grecs, et je prie le lecteur de considérer à travers les âges les
effets de cette discipline. On la voit peu à peu, très lentement, mais très
sûrement, prendre une telle autorité que toutes les recherches, toutes les
expériences acquises tendent invinciblement à lui emprunter son allure
rigoureuse, son économie scrupuleuse de « matière », sa généralité
automatique, ses méthodes subtiles, et cette prudence infinie qui lui permet
les plus folles hardiesses... La science moderne est née de cette éducation de
grand style.
Mais
une fois née, une fois éprouvée et récompensée par ses applications
matérielles, notre science devenue moyen de puissance, moyen de domination
concrète excitant de la richesse, appareil d’exploitation du capital
planétaire, — cesse d’être une « fin en soi » et une activité
artistique. Le savoir, qui était une valeur de consommation devient une valeur
d’échange. L’utilité du savoir fait du savoir une denrée, qui est désirable non
plus par quelques amateurs très distingués, mais par Tout le Monde.
Cette
denrée, donc, se préparera sous des formes de plus en plus maniables ou
comestibles ; elle se distribuera à une clientèle de plus en plus
nombreuse ; elle deviendra chose du Commerce, chose enfin qui s’imite et
se produit un peu partout.
Résultat :
l’inégalité qui existait entre les régions du monde au point de vue des arts
mécaniques, des sciences appliquées, des moyens scientifiques de la guerre ou
de la paix, — inégalité sur laquelle se fondait la prédominance européenne, —
tend à disparaître graduellement.
Donc,
la classification des régions habitables du monde tend à devenir telle que la
grandeur matérielle, brute, les éléments de statistique, les nombres, — population,
superficie, matières premières, — déterminent enfin exclusivement ce classement
des compartiments du globe.
Et
donc, la balance qui penchait de notre coté, quoique nous paraissions plus
légers, commence à nous faire doucement remonter, — comme si nous avions
sottement fait passer dans l’autre plateau le mystérieux appoint qui était avec
nous. Nous avons étourdiment rendu les forces proportionnelles aux
masses !
*
Ce
phénomène naissant peut, d’ailleurs, être rapproché de celui qui est observable
dans le sein de chaque nation et qui consiste dans la diffusion de la culture,
et dans l’accession à la culture de catégories de plus en plus grandes
d’individus.
Essayer
de prévoir les conséquences de cette diffusion, rechercher si elle doit ou non
amener nécessairement une dégradation, ce serait aborder un problème
délicieusement compliqué de physique intellectuelle.
Le
charme de ce problème, pour l’esprit spéculatif, provient d’abord de sa
ressemblance avec le fait physique de la diffusion, — et ensuite du changement
brusque de cette ressemblance en différence profonde, dès que le penseur
revient à son premier objet, qui est hommes et non molécules.
Une
goutte de vin tombée dans l’eau la colore à peine et tend à disparaître, après
une rose fumée. Voilà le fait physique. Mais supposez maintenant que, quelque
temps après cet évanouissement et ce retour à la limpidité, nous voyions, çà et
là, dans ce vase qui semblait redevenu eau pure, se former des gouttes de vin
sombre et pur, — quel étonnement...
Ce
phénomène de Cana n’est pas impossible dans la physique intellectuelle et
sociale. On parle alors du génie et on l’oppose à la diffusion.
*
Tout
à l’heure, nous considérions une curieuse balance qui se mouvait en sens
inverse de la pesanteur. Nous regardons à présent un système liquide passer,
comme spontanément, de l’homogène à l’hétérogène, du mélange intime à la
séparation nette... Ce sont ces images paradoxales qui donnent la
représentation la plus simple et la plus pratique du rôle dans le Monde de ce
qu'on appelle, — depuis cinq ou dix mille ans, — Esprit.
*
Mais
l’Esprit européen — ou du moins ce qu’il contient de plus précieux — est-il
totalement diffusible ? Le phénomène de la mise en exploitation du globe,
le phénomène de l’égalisation des techniques et le phénomène démocratique, qui
font prévoir une deminutio capitis de
l’Europe, doivent-ils être pris comme décisions absolues du destin ? Ou
avons-nous quelque liberté contre cette menaçante conjuration des choses ?
C’est
peut-être en cherchant cette liberté qu’on la crée. Mais pour une telle
recherche, il faut abandonner pour un temps la considération des ensembles, et
étudier dans l’individu pensant, la lutte de la vie personnelle avec la vie
sociale.
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(1) Nous avons tronqué une partie mineure du texte où l’auteur prend pour exemple l’invention de la géométrie par les Grecs, ajoutant que « ni les Égyptiens, ni les Chinois, ni les Chaldéens, ni les Indiens n’y sont parvenus ». Nous partageons bien évidemment l’importance civilisationnelle du développement de la géométrie, mais nous savons depuis lors que la géométrie - et des approches très semblables au théorème de Pythagore que cite Valéry - a bel et bien été inventée indépendamment par les peuples Egyptien, Indien, Chinois, Babylonien.
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Liens vers les autres parties du thème l'Esprit Européen :
Partie 1 (cet article)
Partie 1 (cet article)
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