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2014/08/31

La guerre d'Ukraine et l'esprit des peuples

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Il est encore difficile aujourd'hui d'évoquer l’absence de liberté des grands médias occidentaux sans être taxé d'extravagance, de se voir convaincre d'être le neveu de Poutine.

Pourtant cette liberté parmi d'autres n'est qu'un des visages de la liberté tout court et l'on comprendra notre obstination à la défendre si l'on veut bien admettre qu'il n'y a point d'autre façon de gagner réellement la guerre dans laquelle ceux qui dirigent l’OTAN veulent précipiter l’Europe.

Sur les obstacles qui sont apportés aujourd'hui à la liberté de pensée, Chomsky[1], Bourdieu[2], Orwell[3], de Sélys et Collon[3b], Scott[4] ou Joly[5], et d'autres encore, ont d'ailleurs précédé tout ce que nous avons pu dire et nous dirons encore. En particulier, le principe de la fabrication du consentement une fois imposé, le fait qu'à cet égard les sentiments des foules dépendent de l’influence délétère de bien peu, poussant à la précipitation, à l'incompréhension, à la suspicion ou à la peur, démontre mieux qu'autre chose le degré d'inconscience où nous sommes parvenus.

Un des bons préceptes d'une philosophie digne de ce nom est de ne jamais se répandre en lamentations inutiles en face d'un état de fait qui ne peut plus être évité. La question en Occident n'est plus aujourd'hui de savoir comment préserver les libertés de la presse. Elle est de chercher comment, en face de la suppression de ces libertés, un citoyen peut rester libre. Le problème n'intéresse plus les gouvernements. Il concerne la société civile et d’abord l'individu.

Et justement ce qu'il nous plairait de définir ici, ce sont les conditions et les moyens par lesquels, à l’orée ou au sein même de la guerre et de ses servitudes, la liberté peut être, non seulement préservée, mais encore manifestée. Ces moyens sont au nombre de quatre : la lucidité, le refus, l'ironie et l'obstination. 

La lucidité est le moteur de notre propre liberté

La lucidité suppose la résistance aux entraînements de la haine et au culte de la fatalité. Dans le monde de notre expérience, il est certain que tout peut être évité. La guerre elle-même, qui est un phénomène humain, peut être à tous les moments évitée ou arrêtée par des moyens humains. Il suffit de connaître l'histoire des dernières années de la politique européenne pour être certains que la guerre, quelle qu'elle soit, a des causes évidentes. Cette vue claire des choses exclut la haine aveugle et le désespoir qui laisse faire. Un citoyen libre, en 2014, ne désespère pas et lutte pour ce qu'il croit vrai comme si son action pouvait influer sur le cours des événements. S’il est auteur, quel que soit le média, il ne publie rien qui puisse exciter à la haine ou provoquer le désespoir. Tout cela est en son pouvoir.

Abandonner sa souveraineté, ou bien ne pas renoncer

Mais le citoyen peut aussi être un représentant de l’Etat. Les gouvernements américains et anglais ont tenté il y a 10 ans de décrédibiliser l’idéal des Nations Unies, de déshonorer tous les gardiens de notre conscience collective par le mensonge, la tromperie et l’injustice[6] en les entraînant dans la guerre en Irak, pour en être empêché in-extremis par la volonté et la voix courageuse d’un Ministre de la France[7]. Ces mêmes gouvernements tentent aujourd’hui de tirer à nouveau les ficelles pour nous précipiter dans la guerre en Ukraine, bientôt contre la Russie, en employant sans vergogne les mêmes méthodes infâmes[8]. Ils veulent cependant utiliser l’OTAN pour court-circuiter le Conseil de Sécurité de l’ONU, ayant appris de leur échec de 2003. Le sommet de l’OTAN au pays de Galles les 4 et 5 Septembre réunissant les 28 Etats membres de l’alliance n’a pas d’autre vocation que de remplacer dans l'opinion publique une résolution du Conseil de Sécurité sur l’intervention prochaine en Ukraine, qui sera précédée par des arrivées de troupes américaines dans les bases de l’Est de l’UE[9], mais aussi en Italie, en Hollande ou en Allemagne. C’est bien une réoccupation de l’Europe par l’armée américaine, les Etats européens n’ayant en réalité quittés leur statut de colonie lors des 70 années écoulées que lors de brèves parenthèses comme celle du Gaullisme. Le TTIP et les amendes récentes sur les banques européennes ne sont à cet égard que des moyens de rétablir l’imposition directe des européens, après l’imposition indirecte qui se manifeste au travers des achats de bons du Trésor américain par tous les Etats.

Quel homme trouvera le courage de marcher dans les pas de Dominique de Villepin lors du prochain sommet, et refusera par sa voix que son pays suive le chemin fatal où les Etats-Unis et la Grande-Bretagne veulent mener l’alliance ? Qui, ne cédant pas à la précipitation, à l'incompréhension, à la suspicion ou à la peur, se rappellera les mots de Démocrite : le caractère d’un homme fait son destin ? Au sein de ce sommet, la lourde responsabilité et l'immense honneur qui sont les leurs doivent les conduire à donner la priorité au désarmement des adversaires en Ukraine, dans une paix qui ne serait pas un langage orwellien, en collaboration avec l’Union Eurasiatique.

Servir le mensonge, ou bien la liberté

En face de la marée montante de la bêtise, il est nécessaire également d'opposer quelques refus. Toutes les contraintes du monde ne feront pas qu'un esprit un peu propre accepte d'être malhonnête. Or, et pour peu qu'on connaisse le mécanisme des informations, il est facile de s'assurer de l'authenticité d'une nouvelle. C'est à cela qu'un journaliste libre et un citoyen doit donner toute son attention. Car, même s'il ne peut dire tout ce qu'il pense, il lui est possible de ne pas dire ce qu'il ne pense pas ou qu'il croit faux. Et c'est ainsi qu'un journal libre se mesure autant à ce qu'il dit qu'à ce qu'il ne dit pas. Cette liberté toute négative est, de loin, la plus importante de toutes, si l'on sait la maintenir. Car elle prépare l'avènement de la vraie liberté. En conséquence, un journal indépendant donne l'origine de ses informations, aide le public à les évaluer, répudie le bourrage de crâne, supprime les invectives, pallie par des commentaires l'uniformisation des informations et, en bref, sert la vérité dans la mesure humaine de ses forces. Cette mesure, si relative qu'elle soit, lui permet du moins de refuser ce qu'aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter : servir le mensonge.

C’est ce que nous attendons de tous les commentateurs à l’issue du prochain sommet de l’OTAN.

Chérir la vérité avec obstination

Nous en venons ainsi à l'ironie. On peut poser en principe qu'un esprit qui a le goût et les moyens d'imposer la contrainte est imperméable à l'ironie. On ne voit pas Kerry, Netanyahou, Fabius, Ashton, Iatseniouk, pour ne prendre que des exemples parmi d'autres, utiliser l'ironie socratique. Il reste donc que l'ironie demeure une arme sans précédent contre les trop puissants. Elle complète le refus en ce sens qu'elle permet, non plus de rejeter ce qui est faux, mais de dire souvent ce qui est vrai. Un journaliste libre, en 2014, ne se fait pas trop d'illusions sur l'intelligence de ceux qui l'oppriment. Il est pessimiste en ce qui regarde l'homme. Une vérité énoncée sur un ton dogmatique est censurée neuf fois sur dix dans les grandes rédactions. La même vérité dite plaisamment ne l'est que cinq fois sur dix. Cette disposition figure assez exactement les possibilités de l'intelligence humaine. Elle explique également que des journaux français comme Le Canard Enchaîné puissent publier régulièrement les courageux articles que l'on sait. Un journaliste libre, en 2014, est donc nécessairement ironique, encore que ce soit souvent à son corps défendant. Mais la vérité et la liberté sont des maîtresses exigeantes puisqu'elles ont peu d'amants.

Cette attitude d'esprit brièvement définie, il est évident qu'elle ne saurait se soutenir efficacement sans un minimum d'obstination. Bien des obstacles sont mis à la liberté d'expression. Ce ne sont pas les plus sévères qui peuvent décourager un esprit. Car les menaces, les suspensions, les poursuites obtiennent généralement l'effet contraire à celui qu'on se propose. Mais il faut convenir qu'il est des obstacles décourageants : la constance dans la sottise, la veulerie organisée, l'inintelligence agressive, l’ostracisme, et nous en passons. Là est le grand obstacle dont il faut triompher. L'obstination est ici vertu cardinale. Par un paradoxe curieux mais évident, elle se met alors au service de l'objectivité et de la tolérance.

Les esprits indépendants forment l'histoire

Voici donc un ensemble de règles pour préserver la liberté jusqu'au sein de la servitude. Et après ?, dira-t-on. Après ? Ne soyons pas trop pressés. Si seulement chaque citoyen des pays occidentaux voulait bien maintenir dans sa sphère tout ce qu'il croit vrai et juste, s'il voulait aider pour sa faible part au maintien de la liberté, résister à l'abandon et faire connaître sa volonté, alors et alors seulement cette guerre serait déjà gagnée, au sens profond du mot.

Oui, c'est souvent à son corps défendant qu'un esprit libre de ce siècle fait sentir son ironie. Que trouver de plaisant dans ce monde enflammé ? Mais la vertu de l'homme est de se maintenir en face de tout ce qui le nie. Personne ne veut recommencer aujourd’hui la double expérience de 1914 et de 1939. Il faut donc essayer une méthode qui serait la justice et la transparence, sous l’égide des Nations Unies puisque l’OTAN ne peut agir à sa place, pour conduire aux inspections, et au désarmement dans la paix. Mais la justice ne s'exprime que dans des cœurs déjà libres et dans les esprits encore clairvoyants. Former ces cœurs et ces esprits, les réveiller plutôt, c'est la tâche à la fois modeste et ambitieuse qui revient à l'homme indépendant. Il faut s'y tenir sans voir plus avant. L'histoire tiendra ou ne tiendra pas compte de ces efforts. Mais ils auront été faits.

Même si finalement malgré tous nos efforts une nouvelle guerre a lieu, l’Europe étant une nouvelle fois détruite dans les années les plus terribles de sa longue histoire, il faut œuvrer dès aujourd’hui à sa future reconstruction. Cela commencera par insuffler l’esprit et le courage, et l’honneur. Les générations prochaines se souviendront alors de nos voix, retrouveront notre esprit et marcheront dans nos pas, bien après que l’OTAN aura été engloutie par l’histoire. Les peuples qui cultiveront ces valeurs ne cesseront pas de se tenir debout face à l'histoire et devant l’humanité.

Dr. Bruno Paul, d'après le manifeste d'Albert Camus.




[1] ‘La fabrication du consentement: de la propagande médiatique en démocratie’, Edward Herman et Noam Chomsky, 1988
[2] ‘Sur la télévision’, Pierre Bourdieu, 1996
[3] '1984', E.A. Blair, dit George Orwell, 1949
[3b] 'Attention Médias ! Mediamensonges du Golfe. Manuel antimanipulation', Michel Collon, 1992
[4] La politique profonde et l’Etat profond’, Conscience-Sociale.org, 03/2014
[6] a) « Discours de Colin Powell devant le Conseil de Sécurité de l'ONU », 05 février 2003 ; b) Dès 2004, les inspections américaines menées pendant la guerre s'accordent pour dire que l'Irak avait abandonné son programme nucléaire, chimique et biologique après 1991 (Iraq Survey Group Final Report, GlobalSecurity.org, 2004) ; c) « Colin Powell : comment la CIA m'a trompé », Nouvel Observateur, 03/2013
[8]Russia Invades Ukraine”, Strategic NATO Public Relations Stunt. Where are the Russian Tanks?, Global Research, 08/2014
[9] publié quelques heures après la parution de notre article: 'Europe de l'Est: l'Otan veut déployer cinq nouvelles bases', RiaNovosti, 31/08/2014

2014/06/05

Esprit, Survivance et Fraternité (l'Esprit Européen, partie 4)

L'ensemble de nos travaux serait vain si nous ne prenions pas d'abord conscience du fait décisif qui les domine : jamais l'humanité, même lors de la chute de Rome, n'a subi, en une seule génération une si profonde métamorphose. Dans le domaine de l'esprit comme dans tant d'autres, nous sommes en face d'une nouvelle civilisation. Non seulement nouvelle en face de celle du XIXe siècle, mais encore en face de toutes celles qui l'ont précédée. C'étaient les grandes civilisations agraires, et les conseillers des pharaons ou d'Alexandre étaient presque les mêmes que ceux de Napoléon. Mais si Napoléon eût pu assez facilement parler avec Ramsès des moyens de gouvernement il aurait grand mal à en parler avec le président Johnson, Staline, le Général de Gaulle ou Mao Tsé Toung.

Dans ce domaine de l'esprit, la première caractéristique de notre époque, c'est évidemment la diffusion des œuvres. Mais de façon plus complexe qu'il ne semble. Parce que les disques, les photos d’œuvres d'art, les traductions, le cinéma, la télévision, apportent la présence concrète de la première culture mondiale. L'humanité prend à la fois conscience des invincibles frontières qui la morcelaient, de l'impossible dialogue, par exemple, entre la civilisation aztèque et celle de la Chine ancienne - et des sentiments profonds qui nous unissent. Dans l'une des versions d'Anna Karénine, un metteur en scène américain, qui faisait jouer par une actrice suédoise, Garbo, le personnage illustre conçu par un romancier russe, a fait pleurer les foules de tous les continents. Chaplin a fait rire la terre entière. 

Prenons garde que ce n'est pas d'une juxtaposition des connaissances que nous sommes les premiers héritiers. Les statues africaines ou celles des hautes époques, qui entrent à côté des statues grecques dans nos musées et dans nos albums, ne sont pas des statues grecques de plus. Il ne s'agit pas de rivalité. La statue africaine n'est pas meilleure ou moins bonne : elle est autre. Elle met en question notre notion même de l'art, comme l'entrée en scène presque simultanée de toutes les cultures met en cause notre civilisation. La métamorphose apporte sa propre création. Qu'auraient eu à se dire Saint Paul et Platon ? Des injures ? Pour que leur dialogue devînt possible, il fallait que naquît Montaigne. 

Nous sommes chargés de l'héritage du monde, mais il prendra la forme que nous lui donnerons. 

C'est ici qu'entrent en jeu les grandes cultures nationales. Car, en même temps que notre siècle découvre la culture mondiale, il découvre, à sa grande surprise, le renforcement des nations. Par les grandes voix alternées de Marx et de Victor Hugo, le XIXe siècle avait proclamé la venue de l'Internationale politique. Peu après, Nietzsche annonçait : "Le XXe siècle sera celui des guerres nationales..." Partout les nations naissent ou renaissent. C'est Nietzsche qui a gagné. Mais prenons garde que les nations, dans notre siècle, ne sont plus ce qu'elles furent jadis. Le fait national est l'un des plus importants de notre temps, mais il n'est plus la base du nationalisme, il est, avant tout, un problème. [...]

Notre propre problème n'est donc nullement dans l'opposition des cultures nationales, mais dans l'esprit particulier qu'une culture nationale peut donner à la culture mondiale. Nous sommes de culture française, et entendons le rester parce que nous avons découvert la force de l'enracinement, la faiblesse de l'abstraction en ces matières. [...] 

Ce qui tient d'abord à la fonction nouvelle de la culture. Toutes les civilisations qui ont précédé la nôtre ont été des cultures religieuses, à l'exception de quelques siècles d'Occident. Pour les masses, les valeurs essentielles, le caractère exemplaire de l'homme étaient données par la foi. Pour la chrétienté entière, le type exemplaire de l'homme médiéval était le chevalier. Pour le Moyen Age, le lieu de la culture ce n'était pas la bibliothèque, c'était l'Eglise. 

La Renaissance a changé tout cela, parce que, pour un nombre d'hommes assez restreint, elle a inventé une antiquité exemplaire. Pour la Toscane de Laurent le Magnifique, l'antique n'est pas, comme pour nous, une civilisation parmi d'autres, l'objet d'une interrogation : l'antiquité, c'est Plutarque; le monde de Périclès, d'Alexandre et de César, où Néron glisse comme une ombre. Surtout, le monde des penseurs qui nous ont transmis une des plus nobles images de l'homme. C'est en ce temps que le mot culture a pris le sens que nous lui donnons encore. La Renaissance ne fut nullement anti-chrétienne. Son objet, ce fut d'unir Socrate et Bernard de Clairvaux, le sage et le saint, le héros et le chevalier. Ce qu'elle attendait du passé qu'elle ressuscitait, au temps où la chrétienté perdait sa puissance de cathédrale, c'était la défense de ses propres valeurs. 

Nous aussi. Mais de façon plus dramatique, parce que nos valeurs sont beaucoup plus menacées. 

Elles le sont d'abord parce que notre civilisation est une civilisation agnostique. Pour la première fois, le cosmos et l'homme sont irréductiblement dissociés. Nous connaissons mieux que tous nos prédécesseurs les lois de l'univers; mais à l'univers d'Einstein, l'homme n'est pas nécessaire, sauf pour le concevoir. Notre univers pourrait très bien se passer de l'homme. Nous le connaissons mieux qu'on ne l'a connu avant nous; mais quelle relation établissons-nous entre les lois de la matière et ce que nous révèle la psychanalyse ? 

Voici donc, pour la première fois, une civilisation que ses rêves frôlent ou possèdent et qui n'ordonne pas ses rêves. On a beaucoup dit que la machine excluait les rêves, ce que tout contredit. Car la civilisation des machines est aussi celle des machines à rêves, et jamais l'homme ne fût à ce point assiégé par ses songes, admirables ou défigurés. Mais jamais une pareille soumission à l'infantilisme n'aura proposé à tous les hommes de la terre un peuple de rêves qui ne signifient rien au-dessus de quinze ans. Les rêves n'ont pas d'âge ? Ils peuvent appartenir à une enfance qui est le pôle secret de la vie, ou à une enfance qui en reste le balbutiement. Pour la première fois, les rêves ont leurs usines, et pour la première fois, l'humanité oscille entre l'assouvissement de son pire infantilisme et La Tempête de Shakespeare. 

C'est pourquoi ce que tentent nos Maisons de la Culture, et ce que d'autres, dans d'autres pays, commencent à tenter après elles, a tant d'importance. Chaque civilisation a connu ses démons et ses anges. Mais ses démons n'étaient pas nécessairement milliardaires et producteurs de fictions. Quant aux anges, nous savons ceci. Tôt ou tard, l'usine de rêve vit de ses moyens les plus efficaces qui sont le sexe et le sang. Et une seule voix est aussi puissante que celle des instincts fondamentaux : celle de la survivance, que l'on appelait jadis l'immortalité. 

Pourquoi ? Nous l'ignorons, mais nous le constatons. Devant Le Cid, devant Macbeth, devant Antigone, nous découvrons que ce qui s'oppose au plus agissant langage des instincts, ce sont les paroles qui ont triomphé des siècles. L'oeuvre la plus puissamment basse ne prévaut pas contre l'écho de ce que la petite princesse thébaine disait au pied de l'Acropole : "Je ne suis pas venue sur la terre pour partager la haine, mais pour partager l'amour". 

La culture, c'est ce qui permet à notre civilisation de lutter contre ces usines de rêves ce qui permet de fonder l'homme l'Homme lorsqu'il n'est plus fondé sur Dieu. Ainsi sa fonction dans notre civilisation apparaît-elle clairement. Et avec elle l'absurdité du problème qui se pose depuis cinquante ans, celui de la rivalité des cultures vivantes. Il est sans intérêt de chercher si nous devons préférer la culture française à l'anglaise, l'américaine, l'allemande ou la russe. Parce que nous pouvons connaître - nous devons connaître - d'autres cultures que la nôtre; mais nous ne les connaissons pas de la même façon. Le colonel Lawrence disait par expérience que tout homme qui appartenait réellement à deux cultures (dans son cas, l'anglaise et l'arabe) perdait son âme. Pour atteindre la culture mondiale - ce qui veut dire, aujourd'hui, pour opposer aux puissances obscures les puissances d'immortalité - chaque homme se fonde sur une culture, et c'est la sienne. Mais pas sur elle seule. 

Nous avons vu les grandes nations, l'une après l'autre, donner aux grandes religions une forme particulière : le catholicisme devenir anglican, ou le bouddhisme indien devenir japonais. Encore le christianisme est-il d'abord devenu romain et chacune des grandes civilisations occidentales est-elle devenue grecque à sa manière. Je crois que pour maintes nations la culture française est en train de jouer le rôle médiateur que joua jadis la culture grecque. 

Ici se présente l'une des plus saisissantes aventures de l'esprit que notre siècle ait connues, celle de l'entrée des cultures africaines dans la civilisation universelle. Avec sa sculpture, sa danse, sa musique, l'Afrique a pris conscience de ses propres valeurs. On sait désormais que les Ancêtres ne sont pas des fétiches. Et il se trouve que ces valeurs fondamentales que le président Senghor proclame comme celles de la Négritude sont exprimées principalement par des Africains de culture française. Nous assistons à une puissante symbiose afro-latine. L'indépendance retrouvée, je la crois viable, pour les mêmes raisons qui rendirent viable la symbiose gallo-romaine. La Gaule s'est accordée à Rome en un temps où Rome était devenue universaliste. Or, si la culture française n'est pas la première culture du monde, où un temps où il n'y a plus de première culture du monde, elle est sans doute la plus universaliste. Il y a des peuples qui ne sont jamais plus grands que lorsqu'ils se replient sur eux-mêmes : l'Angleterre de Drake et de la bataille de Londres. Et il y en a d'autres qui ne sont grands que lorsqu'ils le sont pour tous les hommes. Sur toutes les routes de l'Orient, il y a des tombes de chevaliers français; sur toutes les routes de la Révolution, il y a des tombes de soldats français. Et sans doute est-ce à cause de la Révolution française que notre culture exprime mieux que d'autres les valeurs profanes qui ont succédé aux valeurs chrétiennes - ce qu'un Africain, et non un Européen, a nommé "l'appel de l'homme à l'homme, les grands besoins élémentaires de justice, de fraternité et d'amour". Peut-être est-ce en liaison avec les Etats-Unis que l'Afrique exprimera le plus puissamment, par la musique, son émotion et son malheur; mais c'est certainement à travers la culture française qu'elle exprime le plus puissamment sa liberté. 

Enfin, il existe un continent dont je ne parlerai que pour finir, puisqu'il n'est pas de langue française : c'est l'Amérique Latine. Il nous révèle de façon éclatante nos propres valeurs. Là nous voyons à quel point le lien entre la culture française et la Révolution française (qui se réclame tellement des écrivains !) a eu d'action sur le monde. Je me souviens de ma visite du petit musée de Puebla. Le conservateur, un instituteur mexicain, me parlait de son affection pour la France. Or, les murs étaient couverts de fresques qui représentaient les combats entre les troupes de Juarez et les zouaves de l'expédition du Mexique. Je marquai donc ma surprise : "Mais ça n'a aucune importance, dit-il, dans nos écoles, on apprend par coeur une dizaine de textes courts. Parmi eux, il y a la lettre de Victor Hugo à Juarez, écrite pendant les combats : Si vous êtes vainqueur, Monsieur le Président, vous trouverez chez moi l'hospitalité du citoyen; si vous êtes vaincu, vous y trouverez l'hospitalité du proscrit." Tous les petits indiens connaissent cette phrase. Pour eux, c'est la France. 

Je compris alors pourquoi, en Amérique latine, la révolution russe n'a pas effacé la nôtre; et pourquoi notre culture y est encore si vivante. Parce qu'une culture n'est pas seulement un ensemble de connaissances, mais aussi l'organisation d'une sensibilité, une transmission et une recréation des valeurs, un héritage particulier de la noblesse du monde. 

Et c'est, avant tout, une volonté. J'ai écrit jadis : la culture ne s'hérite pas, elle se conquiert. Ce qui doit nous unir, c'est l'objet de cette conquête. Nous avons vu, devant le monde africain, l'attitude américaine et l'attitude russo-marxiste. Nous ne voulons pas, à l'heure actuelle, d'un héritage américain ni russe. Pas davantage français. Mais nous voulons que la culture française retrouve en nous tous ce qui fit sa grandeur passée, la confiance en tous les hommes qu'elle a marquée par sa longue traînée d'espoir révolutionnaire, de tombeaux et de cathédrales. Il y a dix ans que j'ai proclamé, au nom de mon pays, devant l'Acropole illuminée : la culture ne connaît pas de nations mineures, elle ne connaît que des nations fraternelles. Tous ensemble, nous attendons de la France l'universalité, parce qu'elle seule s'en réclame. 

Messieurs, en ce temps où l'héritage universel se présente à nos mains périssables, il m'advient de penser à ce que sera peut-être notre culture française dans la mémoire des hommes, lorsque la France sera morte; lorsque, "au lieu où fut Florence, au lieu où fut Paris - S'inclineront les joncs murmurants et penchés"... Je pense qu'elle ne sera pas très différente de ce qu'elle est dans le coeur de l'instituteur de Puebla. Et qu'on trouvera quelque part une inscription semblable aux inscriptions antiques, qui dira seulement : En ce lieu naquit, un jour, la culture de la fraternité. 

(A. Malraux, 1901 - 1976 ; discours, 28 septembre 1968)

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Liens vers  les autres parties du thème l'Esprit Européen:
Partie 1
Partie 2
Partie 3
Partie 4 (cet article)
Partie 5
Partie 6

Sortir de la nuit (l'Esprit Européen - partie 3)

Une fois de plus, la nuit grecque dévoile au-dessus de nous les constellations que regardaient le veilleur d'Argos quand il attendait le signal de la chute de Troie, Sophocle quand il allait écrire Antigone - et Périclès, lorsque les chantiers du Parthénon s'étaient tus... Mais pour la première fois, voici, surgi de cette nuit millénaire, le symbole de l'Occident. Bientôt, tout ceci ne sera plus qu'un spectacle quotidien ; alors que cette nuit, elle, ne se renouvellera jamais. Devant ton génie arraché à la nuit de la terre, salue, peuple d'Athènes, la voix inoubliée qui depuis qu'elle s'est élevée ici, hante la mémoire des hommes : « Même si toutes choses sont vouées au déclin, puissiez-vous dire de nous, siècles futurs, que nous avons construit la cité la plus célèbre et la plus heureuse... »

Cet appel de Périclès eût été inintelligible à l'Orient ivre d'éternité, qui menaçait la Grèce. Et même à Sparte, nul n'avait, jusqu'alors, parlé à l'avenir. [...]

Le génie de la Grèce a reparu plusieurs fois sur le monde, mais ce n'était pas toujours le même. Il fut d'autant plus éclatant, à la Renaissance, que celle-ci ne connaissait guère l'Asie ; il est d'autant plus éclatant, et d'autant plus troublant aujourd'hui, que nous la connaissons. Bientôt, des spectacles comme celui-ci animeront les monuments de l'Égypte et de l'Inde, rendront voix aux fantômes de tous les lieux hantés. Mais l'Acropole est le seul lieu du monde hanté à la fois par l'esprit et par le courage.

En face de l'ancien Orient, nous savons aujourd'hui que la Grèce a créé un type d'homme qui n'avait jamais existé. La gloire de Périclès - de l'homme qu'il fut et du mythe qui s'attache à son nom - c'est d'être à la fois le plus grand serviteur de la cité, un philosophe et un artiste ; Eschyle et Sophocle ne nous atteindraient pas de la même façon si nous ne nous souvenions qu'ils furent des combattants. Pour le monde, la Grèce est encore l'Athéna pensive appuyée sur sa lance. Et jamais, avant elle, l'art n'avait uni la lance et la pensée.

On ne saurait trop le proclamer : ce que recouvre pour nous le mot si confus de culture - l'ensemble des créations de l'art et de l'esprit -, c'est à la Grèce que revient la gloire d'en avoir fait un moyen majeur de formation de l'homme. C'est par la première civilisation sans livre sacré, que le mot intelligence a voulu dire interrogation. L'interrogation dont allait naître la conquête du cosmos par la pensée, du destin par la tragédie, du divin par l'art et par l'homme. Tout à l'heure, la Grèce antique va vous dire :

« J'ai cherché la vérité, et j'ai trouvé la justice et la liberté. J'ai inventé l'indépendance de l'art et de l'esprit. J'ai dressé pour la première fois, en face de ses dieux, l'homme prosterné partout depuis quatre millénaires. Et du même coup, je l'ai dressé en face du despote. »

C'est un langage simple, mais nous l'entendons encore comme un langage immortel.

Il a été oublié pendant des siècles, et menacé chaque fois qu'on l'a retrouvé. Peut-être n'a-t-il jamais été plus nécessaire. Le problème politique majeur de notre temps, c'est de concilier la justice sociale et la liberté ; le problème culturel majeur, de rendre accessibles les plus grandes oeuvres au plus grand nombre d'hommes. Et la civilisation moderne, comme celle de la Grèce antique, est une civilisation de l'interrogation ; mais elle n'a pas encore trouvé le type d'homme exemplaire, fût-il éphémère ou idéal, sans lequel aucune civilisation ne prend tout à fait forme.

Les colosses tâtonnants qui dominent le nôtre semblent à peine soupçonner que l'objet principal d'une grande civilisation n'est pas seulement la puis­sance, mais aussi une conscience claire de ce qu'elle attend de l'homme, l'âme invincible par laquelle Athènes pourtant soumise obsédait Alexandre dans les déserts d'Asie : « Que de peines, Athéniens, pour mériter votre louange ! » L'homme moderne appartient à tous ceux qui vont tenter de le créer ensemble; l'esprit ne connaît pas de nations mineures, il ne connaît que des nations fraternelles. La Grèce, comme la France, n'est jamais plus grande que lorsqu'elle l'est pour tous les hommes, et une Grèce secrète repose au coeur de tous les hommes d'Occident. Vieilles nations de l'esprit, il ne s'agit pas de nous réfugier dans notre passé, mais d'inventer l'avenir qu'il exige de nous. Au seuil de l'ère atomique, une fois de plus, l'homme a besoin d'être formé par l'esprit. Et toute la jeunesse occidentale a besoin de se souvenir que lorsqu'il le fut pour la première fois, l'homme mit au service de l'esprit les lances qui arrêtèrent Xerxès. Aux délégués qui me demandaient ce que pourrait être la devise de la jeunesse française, j'ai répondu « Culture et courage ». Puisse-t-elle devenir notre devise commune - car je la tiens de vous.

Et en cette heure où la Grèce se sait à la recherche de son destin et de sa vérité, c'est à vous, plus qu'à moi, qu'il appartient de la donner au monde.

Car la culture ne s'hérite pas, elle se conquiert. Encore se conquiert-elle de bien des façons, dont chacune ressemble à ceux qui l'ont conçue. C'est aux peuples que va s'adresser désormais le langage de la Grèce ; cette semaine, l'image de l'Acropole sera contemplée par plus de spectateurs qu'elle ne le fut pendant deux mille ans. Ces millions d'hommes n'entendront pas ce langage comme l'entendaient les prélats de Rome ou les seigneurs de Versailles ; et peut-être ne l'entendront-ils pleinement que si le peuple grec y reconnaît sa plus profonde permanence - si les grandes cités mortes retentissent de la voix de la nation vivante.

Je parle de la nation grecque vivante, du peuple auquel l'Acropole s'adresse avant de s'adresser à tous les autres, mais qui dédie à son avenir toutes les incarnations de son génie qui rayonnèrent tour à tour sur l'Occident : le monde prométhéen de Delphes et le monde olympien d'Athènes, le monde chrétien de Byzance - enfin, pendant tant d'années de fanatisme, le seul fanatisme de la liberté.

Mais le peuple « qui aime la vie jusque dans la souffrance », c'est à la fois celui qui chantait à Sainte-Sophie et celui qui s'exaltait au pied de cette colline en entendant le cri d'Oedipe, qui allait traverser les siècles. Le peuple de la liberté, c'est celui pour lequel la résistance est une tradition séculaire, celui dont l'histoire moderne est celle d'une inépuisable guerre de l'Indépendance - le seul peuple qui célèbre une fête du « Non ». Ce Non d'hier fut celui de Missolonghi, celui de Solomos. Chez nous, celui du général de Gaulle, et le nôtre. Le monde n'a pas oublié qu'il avait été d'abord celui d'Antigone et celui de Prométhée. Lorsque le dernier tué de la Résistance grecque s'est collé au sol sur lequel il allait passer sa première nuit de mort, il est tombé sur la terre où était né le plus noble et le plus ancien des défis humains, sous les étoiles qui nous regardent cette nuit, après avoir veillé les morts de Salamine.

Nous avons appris la même vérité dans le même sang versé pour la même cause, au temps où les Grecs et les Français libres combattaient côte à côte dans la bataille d'Égypte, au temps où les hommes de mes maquis fabriquaient avec leurs mouchoirs de petits drapeaux grecs en l'honneur de vos victoires, et où les villages de vos montagnes faisaient sonner leurs cloches pour la libération de Paris. Entre toutes les valeurs de l'esprit, les plus fécondes sont celles qui naissent de la communion et du courage.

Elle est écrite sur chacune des pierres de l'Acropole. « Étranger, va dire à Lacédémone que ceux qui sont tombés ici sont morts selon sa loi... ». Lumières de cette nuit, allez dire au monde que les Thermopyles appellent Salamine et finissent par l'Acropole - à condition qu'on ne les oublie pas ! Et puisse le monde ne pas oublier, au-dessous des Panathénées, le grave cortège des morts de jadis et d'hier qui monte dans la nuit sa garde solennelle, et élève vers nous son silencieux message, uni, pour la première fois, à la plus vieille incantation de l'Orient : « Et si cette nuit est une nuit du destin - bénédiction sur elle, jusqu'à l'apparition de l'aurore ! ».

(A. Malraux, 1901 - 1976 ; Hommage à la Grèce, 28 mai 1959)

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Liens vers les autres articles de cette série:
Partie 1
Partie 2
Partie 3 (cet article)
Partie 4
Partie 5
Partie 6

2014/05/12

Combler le vide politique : Elections, Europe, mémoire et esprit politique


Combler le vide politique 


Elections, Europe, mémoire et esprit politique 

En guise de réponse au détestable silence de la télévision de "service public" sur l'Europe, François Hollande nous gratifie d’un court article paru le 8 Mai : « l’Europe que je veux ». Il nous semble important de mettre en évidence certains points de fuite qui auront échappé à la totalité des commentateurs. 

Ce message sur les Elections Européennes de notre Président, repris mot pour mot par le Premier Ministre hier soir au JT de TF1, est volontairement trop tardif. C’est une évidence institutionnelle de l’escamotage du débat politique sur la France et en France, sur l’Europe et en Europe et par extension : sur l’Occident et en Occident

Notre Président y fait appel à notre mémoire et à notre volonté politique. Ce sont les deux marches que nous allons utiliser à notre tour, mais avec la bonne perspective historique. En effet, savoir pour qui et pour quoi voter le 25 mai pour les élections européennes est la question qui tue, comme les massacres en Ukraine en sont le terrible rappel. C’est pourquoi 60 % des Français (un record) se disent intéressés par ces élections. Mais si 59 % refusent toute sortie de l'euro, c’est la confusion qui règne dans les esprits, même chez les leaders de la société civile. C’est à l’éclaircissement de ces deux questions : pour quoi ? pour qui ? que nous voulons contribuer. Il s’agit de clairement mettre les mots sur notre plus grand mal actuel : le vide politique dans les pays européens, entrelacé à notre vide stratégique

De quoi le 8 mai est-il le souvenir? 

Si cette « victoire fut celle de la liberté », qu’en reste t’il aujourd’hui ? Comment expliquer que cette « liberté » puisse justifier dans la bouche de nos représentants les actes atroces commis en Ukraine, consentis sinon soutenus aujourd’hui tout en étant rejetés par les mêmes quand il s’agit de parler de la Shoah? 

Une seule explication est possible : cette liberté n’en est plus une. Depuis la fin de la parenthèse gaulliste, la France a subi l’érosion de son indépendance, et de ses voix les plus éclairées. Chaque européen doit se poser cette question vis-à-vis de l’histoire de son pays depuis la deuxième guerre mondiale. 

Le 8 mai 1945 n’a décidément pas « conjuré l'un des plus grands dangers qui aient jamais menacé l'humanité. » Si dans l’esprit de notre président, comme dans le nôtre, ce danger s’appelle fascisme, alors il faut rappeler les actes caractérisant la superpuissance états-unienne: la proximité [1] et le soutien depuis les années 1920 des mouvements nazis [2] ou groupes parafascistes [3] dans de très nombreux pays [4] et dernièrement en Ukraine [5]. 

Citons en particulier l’Opération PaperClip de récupération des Nazis allemands dans l’appareil militaro-industriel à la fin de la guerre mondiale, ainsi que les réseaux d’insurrection Gladio (Stay-behind) dans toute l’Europe [6] – la tuerie en 2011 d’Anders Behring Breivik près d’Oslo en Norvège [7], et le dernier coup d’Etat en Ukraine nous rappelant que ces réseaux dormants existent encore bel et bien de nos jours dans nos pays européens. 

Rappelons aussi que l’état profond des Etats-Unis, état policier, n’a pas d’alliés : ils n’a que des serviteurs qu’ils espionnent en masse jusqu’au plus haut niveau des Etats, sans que nos leaders politiques n’en frémissent. Belle liberté que nous avons gagnée en vérité ! 

Le mobile de l’Histoire 

Non, à la différence d’Hitler le fascisme et le néonazisme ne sont pas morts, pour une raison historique restée oubliée trop longtemps : dès le départ, le développement de ces idéologies réactionnaires a été soutenu financièrement par des grands banquiers et magnats de l’industrie [2], qui ont aussi usé de leur influence dans les médias pour créer un système de confrontation avec le courant politique marxiste lequel connaissait une expansion mondiale. Cette manœuvre politique sans précédent à cette échelle planétaire repose sur un principe d’escamotage analysé dès 1932. [8] En voici le résumé : 

Dans chaque pays, le nouveau système politique doit créer un équilibre par la confrontation entre les dialectiques marxistes et fascistes. Placées aux extrêmes de l’échiquier politique, la progression de cette confrontation vise à vider le centre politique, et à entretenir une illusion. 

Prenons une image : l’ensemble formé par deux lourdes barres en métal visées dans un petit morceau de bois en étant diamétralement opposées peut tenir en équilibre. L’équilibre des forces reste le même si le poids de chaque barre est concentré à son extrémité : c’est le centre qui est vidé. 

Allons plus loin encore : cet ensemble peut maintenant être mis en équilibre sur la pointe d’une aiguille, placée sous le centre du morceau de bois. Ainsi l’ensemble peut se même se mettre à tourner autour de l’aiguille. Ce mobile décrit précisément le système politique occidental depuis le XXème siècle: alors que toute la sphère politique est obnubilée par la confrontation avec l’autre extrême, personne ne se rend compte que tout tourne en fait autour de la petite aiguille, en dessous, là où se trouvent les artisans de cette politique profonde.
Ce sont eux qui peuvent par leur action facilement déterminer l’orientation de l’équilibre politique visible. Et le vrai débat politique, celui qui organiserait la confrontation dialectique avec ceux qui ont le vrai pouvoir, reste complètement escamoté, invisible de tous pendant des décennies. Comment les électeurs pourraient-ils maintenant s’étonner que le parti soi-disant dominant, qu’il soit de droite ou de gauche, ne change rien à la situation? Pour conclure: la seule dialectique politique efficace à notre époque ne doit pas être droite contre gauche, mais d’abord citoyens et société civile contre artisans de l’Etat profond. Parce qu'avant le choix d'une politique d'orientation, il faut regagner notre liberté.

Décider ou être poussé dans le dos ? 

Dans ce système d’influence invisible, on comprend mieux pourquoi les chaines de télévision ont voté Front national pour l’Election européenne, et pourquoi le gouvernement est si timide dans cette campagne où « il s'agit, ni plus ni moins, de décider du sort de notre continent, de son rôle dans le monde, du modèle de société que nous voulons promouvoir. » Notre analyse nous fait dire que beaucoup d’influence a été utilisée pour que le Front National obtienne le plus haut score possible dans cette élection. Celle-ci n’aura pas d’effet direct sur les lois nationales puisque les prérogatives du Parlement Européen sont très faibles et ses députés frileux comme nous l’avons déjà dit. Il s’agit d’utiliser le séisme médiatique causé en France pour instiller la peur et faire passer ensuite des lois et traités atlantistes, comme le TTIP: si l’Europe pouvait être bientôt assimilée à un Parlement d’extrême-droite, il serait facile de faire accepter aux citoyens qu’on ne peut que «choisir» de se rapprocher d’un bienveillant et protecteur « grand frère américain ». 

Dans les démocraties occidentales, la liberté des citoyens c’est surtout de se faire duper, et celle des partis d’être instrumentalisé par des procédés dont l’origine leur échappe dans les profondeurs de l’histoire. 

Les conditions de la volonté souveraine

Dans ces conditions, on comprend que la première priorité que l’on doit attendre d’une élection n’est pas d’abord l’expression d’une volonté (fusse-t’elle celle du Président) mais bien celle des conditions pour pouvoir exprimer cette volonté. 

Ces conditions sont pour nous les suivantes, puisque la volonté authentique ne peut pas naître sans indépendance dans les actes et dans les pensées : 
  • La France doit retrouver l’indépendance de sa politique étrangère. Elle doit donc commencer par sortir de l’OTAN. Aucun traité à trahir, juste une lettre à envoyer comme le fit le général de Gaulle; 
  • La France doit retrouver ses valeurs. Le chemin sera long mais il commence sur celui de Damas. La France doit présenter ses excuses pour ses erreurs stratégiques en Syrie, en Lybie, en Ukraine, en Afghanistan et vis-à-vis de l’Iran; 
  • La France doit retrouver l’indépendance de sa diplomatie. Elle doit donc condamner catégoriquement tous les actes d’espionnage des Etats-Unis, démonter l’installation de la NSA sur le câble sous-marin à Toulon ; 
  • Le gouvernement de la France doit retrouver la confiance de ses citoyens et protéger leurs libertés. Il doit donc dénoncer tous les « partages d’informations de masse » avec la NSA et le GCHQ, renoncer à l’article 20 de la LPM, déployer des nouvelles infrastructures plus résilientes (par exemple rejoindre l’internet des BRICS) ; il doit aussi assurer une revue entièrement transparente du TTIP avec la société civile. Par exemple en aucun cas des intérêts corporatistes ne peuvent prévaloir sur les Etats en cas de litige. Aucun standard européen ne peut être diminué. Aucun OGM introduit, etc ; il doit aussi retirer toute machine à voter (qui sont à juste titre interdites en Allemagne). 

Ceci vaut pour la France, mais aussi pour l’Europe si on y ajoute : 
  • le désaveu du Service pour l’Action Extérieure de la Commission Européenne, et demande expresse de le cantonner à exécuter seulement les décisions prises par le Conseil Européen, en restreignant fortement son autonomie ;
  • la demande du retrait de toutes les troupes militaires américaines stationnées en Europe et ses territoires d’Outre-Mer. 

Voilà sur quel esprit chaque parti devrait se prononcer explicitement avant les élections. Sans l’établissement de ce socle préalable qui dépasse tous les clivages traditionnels droite-gauche, tout débat sur la construction européenne et le « Progrès » reste une vaine illusion. 
Cela permettrait aux électeurs d’effectuer un premier tri et de faciliter grandement le choix du « pour qui ». 
Et pour ceux qui après réflexion préfèrent l'abstention, ils choisissent donc de sortir du système politique actuel. Ils devraient aller au bout de leur logique et acheter avec leur euros des pièces d'or, ou adhérer à un système de monnaie locale (SEL). 

Vers une stratégie Euro-BRICS 

Sur le « pour quoi », ensuite: cet esprit d’indépendance permettra à la France, à l’Euroland, et à l’Europe de décider dans quelle stratégie s’engager. 
Notre préférence va logiquement à soutenir le développement des relations Euro-BRICS, parce que c’est la voix la plus porteuse dans la crise du système monétaire international, actuellement dans sa phase terminale. Le débat sur sortir ou non de l’euro n’a pas de sens si on ne répond pas d’abord à cette question brûlante. Nos préconisations sont donc : 
  • Affirmation du rôle positif pour l’Europe des récentes annonces de l’établissement du clearing en Yuan à Londres et à Francfort;
  • Affirmation de la volonté de tout mettre en œuvre pour que la France intègre dès que possible le nouveau système monétaire et financier en construction, en commençant par le souhait de faire entrer la France comme membre de la nouvelle Banque Mondiale de Développement initiée par les pays BRICS ;
  • Affirmation du rôle moteur qu’entend jouer la France parmi les pays de la zone euro avec ce programme, dans la seule ambition de créer de nouvelles synergies et un mouvement positif en levant les blocages existants ;
  • Affirmation de la volonté de la France de jouer désormais un rôle leader dans la définition et l'instauration rapide des nouvelles régulations bancaires, contre l'évasion fiscale, et notamment aussi concernant une union bancaire européenne la plus efficace possible ;
  • Développement d’une nouvelle stratégie visant à redynamiser les relations de la France avec les pays BRICS ; annonce d’une tournée diplomatique des leaders européens dans chaque capitale des pays BRICS. 

A partir de là, il s’agira pour chacun de se mettre humblement à la tâche de combler nos vides. 


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[1] Robert Parry, 'Secrecy & Privilege: Rise of the Bush Dynasty from Watergate to Iraq', The Media Consortium, 2004. 

[2] a) The Guardian, 09/2004 ; b) Antony C. Sutton, 'Wall Street and the Rise of Hitler', G S G & Associates Pub, 1976 ; voir aussi cette interview du Pr. Sutton.

[3] Peter Dale Scott, ‘Transnationalised Repression; Parafascism and the U.S.’, Lobster magazine, Issue 12, 1986. 

[4] Salon.com, 03/2014 ; Pour un aperçu des crimes de guerre commis depuis 1945, voir Jeremy Kuzmarov, 'Bomb After Bomb: US Air Power and Crimes of War From World War II to the Present', The Asia-Pacific Journal, Vol 10, Issue 47, No. 3, November 19, 2012. 

[5] Global Research, 03/2014. 

[6] Flux RSS des archives du département ISN à l'Institut Fédéral Suisse de Technologie à Zurich sur les réseaux Gladio ; Interview du Dr Ganser (12/2005) ; Documentaire de la BBC (06/1992). 

[7] Global Research, 08/2011. 

[8] J’ajouterai la référence dans un mois. Le lecteur qui la retrouvera dans l’intervalle gagne mon estime ! 


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Mise à jour:
2014/5/14: ajout de la référence 2 b)

2014/03/06

Russia, the Budapest memorandum, and the crisis of representativeness


Steven Blockmans published today a short commentary on Russia and the Budapest Memorandum. It is an assault against Russia foreign politics, and he wrote in his conclusion:
"So far, the Kremlin has not bothered to seriously rebut allegations by the US and the EU that it has violated the terms of the Budapest memorandum.

More worryingly, the Moscow allows itself to be inconsistent with its own commitments and is reneging its own words.

This has all the trappings of a panicking dictatorship, which crushes dissent at home and portrays confidence in winning a great battle with the enemy abroad. How can anybody trust what Putin’s Russia says or commits to in the future?"
My comments:

1) As a Professor of Law, he started with the Budapest Memorandum, but he failed to discuss the Helsinki CONFERENCE ON SECURITY AND CO-OPERATION IN EUROPE (CSCE) Final Act mentioned in Article 1. This one states:
The participating States [...] Have adopted the following:
I Prior notification of major military manoeuvres They will notify their major military manoeuvres to all other participating States through usual diplomatic channels in accordance with the following provisions:
Notification will be given of major military manoeuvres exceeding a total of 25,000 troops, independently or combined with any possible air or naval components (in this context the word "troops" includes amphibious and airborne troops). In the case of independent manoeuvres of amphibious or airborne troops, or of combined manoeuvres involving them, these troops will be included in this total. Furthermore, in the case of combined manoeuvres which do not reach the above total but which involve land forces together with significant numbers of either amphibious or airborne troops, or both, notification can also be given.
Notification will be given of major military manoeuvres which take place on the territory, in Europe, of any participating State as well as, if applicable, in the adjoining sea area and air space.
You read correctly: no notification are required below 25,000 troops. 16,000 is lower.

More: Because of the agreement signed on 21 April 2010 between the Russian and Ukrainian presidents, Russia is allowed to maintain thousands of troops in Crimea, without mentioning others in surrounding coasts (Gudauta, Krasnodar Kra).

2) Professor of Law Steven Blockmans failed to mention that M. Yanukovich has not resigned, is still alive and is still constitutionally the current legitimately elected Ukraine President, whatever Kiev may claim. No current power in Kiev is legitimate. Thus, they cannot claim themselves to be "the Ukraine government" and claim from this position that Russia has invaded Crimea. Moreover, Crimea is an autonomous republic within Ukraine, electing its own parliament. Crimea political representatives have not claimed to be invaded by Russia.

There was an armed seizure of power in Kiev and a legitimately elected president was overthrown. This was a violation of Ukraine’s constitution. Who cannot agree with this fact? 

3) Steven Blockmans failed to mention that Leaked EU Phone Call Suggests Kiev Snipers Were Hired by Opposition Coalition not former Ukrainian president Viktor Yanukovich (read this news thread in the comments section of this article). He would have remarked that Ms Ashton did not express any human sentiment whatsoever about 94 persons killed at Maidan events by neo-nazis and that she failed so far to report this publicly since this phone call 26 February, and to call for an international investigation about these crimes. 
Steven Blockmans, this is the most important international law and you failed to protect it. It is justified to say that human rights and fundamental freedoms were violated by fascists and neo-nazis in Kiev which seized power by unconstitutional means.

4) Steven Blockmans failed to mention that US department of State supported the ukrainian opposition, the ones who killed innocents and accused Yanukovich, with "more than $5 billion" during years as claimed by Ms Nuland on a leaked phone call (1, 2).

5) Steven Blockmans failed to mention the fascist way of doing politics the ukrainian opposition leaders nowadays (3, 4). Who does he really want to protect with his comments in Law: ukrainian citizens or fascists, terrorists and neo-nazis? 

6) Steven Blockmans failed to mention how Klitschko betrayed Ukraine for money to NATO (5, 6)

Conclusion at this step:

Thus, if the international community, and Western in particular, is encouraging those acts, who is going to protect the rule of law? What does it means for Western citizens?

So far, the US and the EU representatives have not bothered to seriously rebut allegations by the Kremlin that ukrainian opposition has violated the ukrainian Constitution and human rights.

More worryingly, the US and the EU allow themselves to be inconsistent with their own commitments and are reneging their own words.

This has all the trappings of panicking dictatorships, which crush dissent at home and abroad and portrays confidence in willing to support the citizens' fascist enemy abroad. How can thus anybody trust what the US and the EU representatives say or commit to in the future?


Europeans citizens, our political and civil society representatives who supports the Kiev neo-nazi coup are all attempting to violate our deepest and most honorable values. Will you let them do that there and inevitably after in your country by your own government (the same who declare to support the Kiev coup)? Don't you understand not only the historical shame for us but the deadly path for our societies on this road

Without common values there is no trust, no society. No european spirit whatsoever would remain for a long time: it would be split.



2014/02/10

La conjecture de Valéry, de Paul à Paul

Dans sa lettre célèbre La Crise de L'Esprit, (1919) Paul Valéry est loin d’être le premier à parler de l’idée d’Europe.
Mais il est l'un des tous premiers (*) à notre connaissance à parler de l’Esprit européen d’une part, et d’autre part de la « physique intellectuelle et sociale » qui pourrait décrire l’évolution de cet Esprit. Il tire de cette intuition physique une étonnante prédiction pour l’époque, qui pourrait se généraliser sous la forme d’une conjecture (1):
« Je prétendais que l’inégalité si longtemps observée au bénéfice de l’Europe devait par ses propres effets se changer progressivement en inégalité de sens contraire. C’est là ce que je désignais sous le nom ambitieux de théorème fondamental. »
Ce décalage du centre de gravité, historiquement vers l’Ouest puis désormais vers l’Est s’observe bel et bien dans la part respective du PIB mondial.


Valéry veut poser par ce moyen la question encore plus fondamentale du devenir de l’Europe. Il la pose au sortir de la Grande Guerre, et il offre à la réflexion deux facettes :
La première sur la difficulté de créer la paix, et sur le développement d’une nouvelle philosophie européenne engendrée après Hegel et Marx fait l’objet de la première lettre.
La deuxième concerne le repositionnement de l’Europe vis-à-vis de la Grande Asie, face à l’inéluctable retour de balancier de ce que l’on appelle aujourd’hui en géopolitique la puissance, mais – insistons bien sur ce point – que Valéry argumente comme étant la résultante du développement de l’Esprit des peuples.
Valéry avait doublement raison : d’abord par la deuxième Guerre Mondiale et par les conflits « froids » ou régionaux jusqu’à nos jours qui ne sont que des conséquences de mauvaises conditions de paix et d’affrontement direct de mouvements issus d’idéologies post-Hégéliennes, post-Marxistes et post-Kantiennes (Heidegger, Trotsky, Weishaupt, Gentile…). Cette primauté de la lutte a conduit à un siècle de ralentissement intellectuel, accaparé par la dimension marchande et les effondrements humains. Mais il n’a pas réussi à inverser la progression éveillée de l’Esprit à l‘Est, tout au mieux à gagner quelques années.
La crise de l’Esprit européen est toujours une question d’actualité, et le repositionnement de l’Europe vis-à-vis de la Grande Asie se pose avec plus d’acuité que jamais.
 Nous avons choisi de marcher dans la piste esquissée par Valéry : il n’y a pas de destin irrévocable pour l’Europe. Cette liberté de l’Esprit nous permet d’affirmer qu’il n’y a pas de menace que le Peuple européen ne saurait maîtriser. Et c’est bien en cherchant cette liberté qu’on la crée.
Pour une telle recherche, nous avons consacré un thème - et non pas l’ensemble de notre recherche - à la considération des ensembles géopolitiques. Nous étudions par ailleurs l’individu pensant, c’est-à-dire l’Esprit et la Liberté au moyen du personnalisme avec Berdiaeff et Mounier, ainsi que la lutte de la vie personnelle avec la vie sociale, c’est-à-dire la conscience sociale. Nous avons utilisé dans certains travaux une méthode très innovante créée par le L.E.A.P., l’anticipation politique, pour tenter d’élaborer plus efficacement des relations entre le choix individuel, l’évolution de la société, le devenir des peuples. Eclairer le devenir, même d’une vacillante chandelle, vaut mieux que de maudire les ténèbres (2). Cette nouvelle liberté crée une nouvelle zone d’espace que peut parcourir notre intellect. Elle seule peut rendre possible une nouvelle destination, parce que le chemin sera différent.
Nous avons également marqué l’espace des sciences politiques en ajoutant un nouveau minuscule grain de sable au bord du monde - les principes de la Démocratie Agile - là où il n'y avait que l'impossible. Ce grain pourrait un jour devenir rocher ou montagne. C’est un point d’appui, qui a la particularité de s’adapter à la taille du levier que l’on utilisera. Ce levier pourrait servir de forceps permettant d’accoucher (3) d’une nouvelle Renaissance, ou mieux d'un nouveau Moyen-Âge si il est joint avec un renouveau métaphysique.
Il ne tient qu’aux peuples européens de l’utiliser, pour créer une nouvelle différence dans le phénomène démocratique, et prolonger le mouvement de l’Esprit européen. Je crois cet apport également diffusible au sein des autres peuples, bien qu’à des vitesses différentes. L’Europe ne possède qu’une respiration d’avance avec l’expérience initiée par le mouvement 5 étoiles ou d'autres initiatives.
Il ne tient aussi qu’aux Européens, et à leurs organisations commerciales et politiques, de surfer résolument la vague porteuse et d’engager des partenariats stratégiques avec les pays BRICS. Que certains le veuillent ou non, le rôle de la Russie dans cette ambition historique est indépassable. L’Histoire de l’Europe ne peut pas s’écrire sans elle. Elle pourrait s'épuiser en s’écrivant contre elle, pour des décideurs insensibles au vent de l’Histoire, et par des peuples Européens restés aveugles, sourds et muets. Cette crise de l’Esprit Européen se terminerait alors en une satellisation politique, au petit cap du bout du monde que mentionne Valéry.

Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,

Paul Valéry, Le cimetière marin, 1920.

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(*) [26/01/2018] La version initiale de cet article disait "le premier". Nous corrigeons cet ordre en mentionnant un passage méconnu dans l'ouvrage d'Alexandre Saint-Yves, marquis d'Alveydre : La Mission de L'Inde en Europe - La Mission de l'Europe en Asie (rédigé en 1886, publication originale de manière posthume en 1910, pp. 107-116 et 167-170). Non seulement il fut le premier à décrire précisément la "physique intellectuelle et sociale" (pour reprendre l'expression que Valéry, ignorant l'oeuvre de Saint-Yves d'Alveydre, utilisera plus tard), mais il fut le premier à proposer une solution de rétablissement de l'Occident -la seule et vraie solution- qui sera reprise et développée par Guénon à partir de la publication d'Orient et Occident.
"Depuis un siècle, en Europe, le dégagement des sciences physiques a momentanément noyé dans un déluge de faits précieux mais de nomenclatures barbares, et les plus hautes facultés de l’esprit humain, et son sens synthétique ou religieux, et ses ressouvenirs les plus profonds.
Depuis ce temps aussi, le fil de communication entre l’Agarttha [NDE: comprendre ici l'Orient] et l’Occident est momentanément coupé, car encore une fois le nom de cette grande Université est : Fermée à l’Anarchie !
Européens, rouvrez les communications, croyez-moi, non d’une manière occulte, mais au grand jour. [...]
Si vous ne faites pas la Synarchie, je vois, à un siècle d’échéance, votre civilisation judéo-chrétienne pour toujours éclipsée, votre suprématie brutale pour toujours matée par une renaissance incroyable de l’Asie tout entière, ressuscitée, debout, croyante, savante, armée de pied en cap, et accomplissant sans vous, à votre encontre, les Promesses sociales des Abramides, de Moïse, de Jésus-Christ et de tous les Kabbalistes judéochrétiens.
Et de même que je vous signale le danger pour vous, je vous crie et je vous crierai le remède tant que Dieu m’en laissera la force.
Le remède n’est pas militaire, car à ce jeu vous finirez par instruire militairement, en les frappant, près d’un milliard d’Asiatiques qui vous feront tôt ou tard connaître leur poids.
Le remède n’est pas diplomatique : déjà presque toute l’Asie fait partie de votre Corps diplomatique et, saisie des engrenages de la machine de vos ruses et de vos jalousies mutuelles, elle vous y fera passer un jour, et vous y broyer entre elle et les deux Amériques.
Le remède que je vous propose, vos Livres Sacrés, vos Sciences sociales et l’Histoire universelle à la main, est purement intellectuel, juridique, organique.
C’est la Synarchie, c’est la loi historique de l’Humanité, que je vous ai irréfutablement démontrée dans mes Missions précédentes.
C’est là et non ailleurs qu’est votre sauvegarde, vis-à-vis de vous même et vis-à-vis de l’Asie.
C’est là qu’est votre entente possible avec elle, entente d’intelligences, de consciences et de volontés, à travers vos propres Corps enseignants, juridiques et économiques, c’est-à-dire à travers tous vos prêtres et tous vos maîtres, tous vos gouvernements et toutes vos forces productrices. [...]
Prenez la peine de relire tout ce que j’ai dit dans la Mission des Souverains et dans la Mission des Juifs du rôle politique que la Papauté a été forcée de jouer jusqu’à Pie IX, jusqu’au dernier Concile.
Ce rôle est désormais impossible, et l’évolution de la fonction papale vers un Souverain Pontificat d’Arbitrage purement intellectuel et purement social est certaine, quoique lente.
Vous avez vu jusqu’à présent des papes qui étaient les empereurs romains de leur Église, et cela a eu sa raison d’être temporaire, dans la longue gestation de la civilisation actuelle.
Mais il en est des organes sociaux comme des rouages d’une montre, et si ceux qui correspondent à l’aiguille des minutes marchent vite et d’une manière visible aux yeux, le progrès des autres, quoique insaisissable aux regards, n’en fait pas moins mouvoir l’aiguille de ces heures qui pour les collectivités sont des siècles.
Sans Autorité au-dessus de vous, empereurs et rois d’Europe, ou présidents de républiques, vous êtes voués à la destruction mutuelle de vos Peuples, de vos Pouvoirs et de vos Puissances, ainsi qu’au dualisme, au duel plutôt, des gouvernants et des gouvernés de vos États.
Cette loi fatale d’anarchie et de Mort, dont je vous ai dévoilé toutes les causes secrètes, ne peut pas plus être abrogée par vous que par les révolutionnaires qui tendent à usurper vos sceptres et vos trônes pour substituer des politiciens d’en bas à ceux d’en haut.
Tout Dualisme, quel qu’il soit, ne s’abroge jamais que par l’action du Trinitarisme.
C’est pourquoi il faut qu’au-dessus de vous se dresse une Autorité désarmée de tous moyens violents qui, appuyée sur tous les Corps enseignants de votre Continent, s’abstenant de tout arbitraire dogmatique, ne soit qu’un Arbitrage suprême de vos démêlés mutuels et de vos débats intestins.
Et si je vous conseille de prendre la Papauté comme point culminant et comme axe de cette magistrale évolution, c’est que, si vous ne le faites pas, au lieu d’un Souverain Pontificat européen et chrétien dont vous n’aurez pas voulu, vous en aurez un autre avant un siècle d’ici, mais asiatique et doublé d’une Maîtrise universitaire dont l’Esprit fera certainement la Synthèse intellectuelle et sociale que vous n’aurez été ni dignes de comprendre, ni capables d’accomplir. [...]
Vous n’en voudrez pas ? Vous ne ferez pas cette Synarchie judéochrétienne ? Soit, c’est votre affaire.
Mais pendant que vous vous enfoncerez plus avant dans toutes vos anarchies intellectuelles, politiques et sociales, l’Asie se reconstituera, n’en doutez pas ! dans sa Synarchie primitive, et c’est elle qui, vos deux Testaments à la main, exécutera sans vous, et contre vous au besoin, la Promesse sociale, universelle, qu’ils renferment.
Pourquoi contre vous au besoin ? Parce que si vous ne modifiez pas synarchiquement votre régime colonial, vos colonies asiatiques ou africaines vous échapperont forcément, et pendant que vous continuerez à vous enferrer militairement et économiquement en Europe même dans l’engrenage de l’Anarchie de votre Gouvernement général, la fédération des peuples asiatiques, les Arabes y compris, se resserrera en un seul Corps amphictyonique autour de l’Agarttha. [...]
Admettons que l’aveuglement des hommes d’État et des hommes d’Église, la haine mutuelle des sectes et des partis internationaux ou nationaux empêchent d’advenir ce Souverain Pontificat synarchique, cette reconstitution de toute l’Autorité enseignante, ce Conseil de Justice des États européens, ce Conseil œcuménique de toutes les nations judéochrétiennes.
Admettons que l’hébètement et l’impuissance actuels continuent, et qu’un pareil réveil de la Foi et de la Science, de l’intelligence et du bon sens total de notre Continent soit une impossibilité et une chimère.
Disons que l’Europe actuelle est le meilleur des mondes possibles, que toutes ses anarchies sont le triomphe suprême de la Science et de la Civilisation modernes, que l’abrogation synarchique que j’en indique, les
Textes sacrés et l’Histoire à la main, ne vaut même pas la peine qu’on y songe et qu’on s’en occupe.
Mais alors, faut-il voir face à face les perspectives qui restent ouvertes à l’avenir de l’Europe, si l’on supprime les précédentes ?
Fermons donc le Temple du Règne de Dieu, et continuons à rester au dehors la proie de toutes les fatalités déchaînées par toutes les anarchies.
Tiares, Mitres, Couronnes, Gouvernements, Nationalités, Universités après Églises, Chrétienté après Christianisme, tout continuera à être incessamment la pâture de la destruction, entre les anarchistes d’en haut et ceux d’en bas.
Évêques en tête, en habit noir ou en tenue militaire, l’Europe officielle, aux prises avec elle-même, continuera à mener gaiement, tambours battants, mèches aux canons, le deuil de notre État Social et de sa civilisation.
Mais, pendant ce temps, veuillez jeter un coup d’œil du côté de l’Asie, pour peu que vous ne soyez pas un politicien de hasard, n’ayant pour tout horizon que le bout de votre nez ou de l’intérêt particulier de votre personne ou d’un parti.
À cinquante ans d’échéance, vous verrez l’Asie renaître à l’Esprit de son antique synthèse celtique.
Vous la verrez s’abstenir sagement de toutes vos folies, se délivrer prudemment de vous par vous-même, reconstituer autour de son Souverain Pontife aux sept couronnes l’Alliance synarchique d’il y a cinq mille ans.
Et si persévérant quand même dans le système du Gouvernement général selon l’Ordre de Nemrod, vous continuez encore à vous démembrer mutuellement, vous qui aurez fermé vos oreilles aux doux appels de la Promesse chrétienne, vous serez forcés de les ouvrir aux clairons tonitruants du Jugement dernier.
Les armes à la main, l’Asie vous empêchera de venir la troubler dans son observance de la Loi du Règne de Dieu, et, Chine et Islam en avant, sous la conduite de vos propres instructeurs militaires, elle viendra vous
imposer de mettre votre signature au bas de la Promesse sociale des Abramides, de Moïse et de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que vous aurez repoussée.
Entre ces deux perspectives, je ne crois pas que l’Europe pensante puisse, tôt ou tard, hésiter.
En attendant, je fais des vœux pour qu’entre la Synarchie et l’Anarchie les politiciens essayent de trouver un moyen terme : ils ne trouveront que des atermoiements funestes.
Quant à moi, j’ai terminé mon œuvre et couronné par ce livre mes trois
Missions précédentes.
J’ai fait ce que je devais, advienne que pourra !"

(1) Cette proposition est une conjecture car elle reste non démontrée mathématiquement. Valéry ne l’ignorait pas et il veut ici sans doute renforcer la dimension essentielle de sa proposition. 

(2) Comme le disait Lao-Tseu il y a 2500 ans. 

(3) La crise, c'est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître. (A. Gramsci)

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Liens vers les autres parties du thème l'Esprit Européen :
Partie 1
Partie 2 (cet article)
Partie 3
Partie 4