Où l'histoire des sciences politiques nous renseigne sur l'origine profonde de la surveillance de masse, de la cour FISC, du rôle central du State Department et d'autres aspects de l'Etat Profond dans notre présent.
Source: Maurice Joly, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, 1864
Edition A. Martens, pp. 207-217.DIX-SEPTIÈME DIALOGUE
Montesquieu.
[...] Je comprends maintenant l’apologue du dieu
Wishnou ; vous avez cent bras comme l’idole indienne, et chacun de vos
doigts touche un ressort. De même que vous touchez tout, pourrez-vous aussi
tout voir ?
Machiavel.
Oui, car je ferai de la police une institution si vaste,
qu’au cœur de mon royaume la moitié des hommes verra l’autre. […]
Je commencerai par créer un ministère de la police, qui
sera le plus important de mes ministères et qui centralisera, tant pour l’extérieur
que pour l’intérieur, les nombreux services dont je doterai cette
partie de mon administration.
Montesquieu.
Mais si vous faites cela, vos sujets verront
immédiatement qu’ils sont enveloppés dans un effroyable réseau.
Machiavel.
Si ce ministère déplaît, je l’abolirai et je
l’appellerai, si vous voulez, ministère d’État. J’organiserai d’ailleurs dans
les autres ministères des services correspondants, dont la plus grande partie
sera fondue, sans bruit, dans ce que vous appelez aujourd’hui ministère de
l’intérieur et ministère des affaires étrangères. Vous entendez parfaitement
qu’ici je ne m’occupe point de diplomatie, mais uniquement des moyens propres à
assurer ma sécurité contre les factions, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Eh
bien, croyez-le, sous ce rapport, je trouverai la plupart des monarques à peu
près dans la même situation que moi, c’est-à-dire très-disposés à seconder mes
vues, qui consisteraient à créer des services de police internationale dans
l’intérêt d’une sûreté réciproque. Si, comme je n’en doute guère, je parvenais
à atteindre ce résultat, voici quelques-unes des formes sous lesquelles se
produirait ma police à l’extérieur : Hommes de plaisirs et de bonne
compagnie dans les cours étrangères, pour avoir l’œil sur les intrigues des
princes et des prétendants exilés, révolutionnaires proscrits dont, à prix d’argent, je ne
désespérerais pas d’amener quelques-uns à me servir d’agents de transmission à
l’égard des menées de la démagogie ténébreuse ; établissement de journaux
politiques dans les grandes capitales, imprimeurs et libraires placés dans les
mêmes conditions et secrètement subventionnés pour suivre de plus près, par la
presse, le mouvement de la pensée.
Montesquieu.
Ce n’est plus contre les factions de votre royaume, c’est
contre l’âme même de l’humanité que vous finirez par conspirer.
Machiavel.
Vous le savez, je ne m’effraie pas beaucoup des grands
mots. Je veux que tout homme politique, qui voudra aller cabaler à l’étranger,
puisse être observé, signalé de distance en distance, jusqu’à son retour dans
mon royaume, où on l’incarcérera bel et bien pour qu’il ne soit pas en mesure
de recommencer. Pour avoir mieux en main le fil des intrigues révolutionnaires,
je rêve une combinaison qui serait, je crois, assez habile.
Montesquieu.
Et quoi donc, grand Dieu !
Machiavel.
Je voudrais avoir un prince de ma maison, assis sur les
marches de mon trône, qui jouerait au mécontent. Sa mission consisterait à se
poser en libéral, en détracteur de mon gouvernement et à rallier ainsi,
pour les observer de plus près, ceux qui, dans les rangs les plus élevés de mon
royaume, pourraient faire un peu de démagogie. À cheval sur les intrigues
intérieures et extérieures, le prince auquel je confierais cette mission ferait
ainsi jouer un jeu de dupe à ceux qui ne seraient pas dans le secret de la
comédie.
Montesquieu.
Quoi ! c’est à un prince de votre maison que vous
confieriez des attributions que vous classez vous-même dans la police ?
Machiavel.
Et pourquoi non ? Je connais des princes régnants
qui, dans l’exil, ont été attachés à la police secrète de certains cabinets.[…]
À l’intérieur, je suis obligé de rétablir le cabinet noir.[…]
Vos meilleurs rois en faisaient usage. Il ne faut pas que
le secret des lettres puisse servir à couvrir des complots.
Montesquieu.
C’est là ce qui vous fait trembler, je le comprends.
Machiavel.
Vous vous trompez, car il y aura des complots sous mon règne :
il faut qu’il y en ait.
Montesquieu.
Qu’est-ce encore ?
Machiavel.
Il y aura peut-être des complots vrais, je n’en réponds
pas ; mais à coup sûr il y aura des complots simulés. À de certains
moments, ce peut être un excellent moyen pour exciter la sympathie du peuple en
faveur du prince, lorsque sa popularité décroît. En intimidant l’esprit public
on obtient, au besoin, par là, les mesures de rigueur que l’on veut, ou l’on
maintient celles qui existent. Les fausses conspirations, dont, bien entendu il ne faut user qu’avec la plus grande mesure, ont encore
un autre avantage : c’est qu’elles permettent de découvrir les complots
réels, en donnant lieu à des perquisitions qui conduisent à rechercher partout
la trace de ce qu’on soupçonne.
Rien n’est plus précieux que la vie du souverain :
il faut qu’elle soit environnée d’innombrables garanties, c’est-à-dire
d’innombrables agents, mais il est nécessaire en même temps que cette milice
secrète soit assez habilement dissimulée pour que le souverain n’ait pas l’air
d’avoir peur quand il se montre en public. On m’a dit qu’en Europe les
précautions à cet égard étaient tellement perfectionnées, qu’un prince qui sort
dans les rues, pouvait avoir l’air d’un simple particulier, qui se promène,
sans garde, dans la foule, alors qu’il est environné de deux ou trois mille
protecteurs.
J’entends, du reste, que ma police soit parsemée dans
tous les rangs de la société. Il n’y aura pas de conciliabule, pas de comité,
pas de salon, pas de foyer intime où il ne se trouve une oreille pour
recueillir ce qui se dit en tout lieu, à toute heure. Hélas, pour ceux qui ont
manié le pouvoir, c’est un phénomène étonnant que la facilité avec laquelle les
hommes se font les délateurs les uns des autres. Ce qui est plus étonnant
encore, c’est la faculté d’observation et d’analyse qui se développe chez ceux
qui font état de la police politique ; vous n’avez aucune idée de leurs ruses,
de leurs déguisements, de leurs instincts, de la passion qu’ils apportent dans
leurs recherches, de leur patience, de leur impénétrabilité ; il y a des
hommes de tous les rangs qui font ce métier, comment vous dirai-je ? par
une sorte d’amour de l’art.
[…]
Oui, car il y a
là, dans les bas-fonds du pouvoir, des secrets qui terrifient le regard. Je
vous épargne de plus sombres choses que vous n’en avez entendues. Avec le
système que j’organiserai, je serai si complètement renseigné, que je pourrai
tolérer même des agissements coupables, parce qu’à chaque minute du jour
j’aurai le pouvoir de les arrêter.
Montesquieu.
Les tolérer, et pourquoi ?
Machiavel.
Parce que dans les États européens le monarque absolu ne
doit pas indiscrètement user de la force ; parce qu’il y a toujours, dans
le fond de la société, des activités souterraines sur lesquelles on ne peut
rien quand elles ne se formulent pas ; parce qu’il faut éviter avec grand
soin d’alarmer l’opinion sur la sécurité du pouvoir ; parce que les partis
se contentent de murmures, de taquineries inoffensives, quand ils sont réduits à l’impuissance et que
prétendre désarmer jusqu’à leur mauvaise humeur, serait une folie. On les
entendra donc se plaindre, çà et là, dans les journaux, dans les livres ;
ils essaieront des allusions contre le gouvernement dans quelques discours ou
dans quelques plaidoyers ; ils feront, sous divers prétextes, quelques
petites manifestations d’existence ; tout cela sera bien timide, je vous
le jure, et le public s’il en est informé, ne sera guère tenté que d’en rire.
On me trouvera bien bon de supporter cela, je passerai pour trop
débonnaire ; voilà pourquoi je tolérerai ce qui, bien entendu, me paraîtra
pouvoir l’être sans aucun danger : je ne veux pas même que l’on puisse
dire que mon gouvernement est ombrageux.
Montesquieu.
Ce langage me rappelle que vous avez laissé une lacune,
et une lacune fort grave, dans vos décrets.[…]
Vous n’avez pas touché à la liberté individuelle.
Machiavel.
Je n’y toucherai pas.
Montesquieu.
Le croyez-vous ? Si vous vous êtes réservé la faculté de tolérer, vous vous êtes principalement réservé le
droit d’empêcher tout ce qui vous paraîtrait dangereux. Si l’intérêt de l’État,
ou même un soin un peu pressant, exige qu’un homme soit arrêté, à la minute
même, dans votre royaume, comment pourra-t-on le faire s’il y a dans la
législation quelque loi d’habeas corpus ; si l’arrestation
individuelle est précédée de certaines formalités, de certaines
garanties ? Pendant qu’on y procédera, le temps se passera.
Machiavel.
Permettez ; si je respecte la liberté individuelle,
je ne m’interdis pas à cet égard quelques modifications utiles à l’organisation
judiciaire.
Montesquieu.
Je le savais bien.
Machiavel.
Oh ! ne triomphez pas, ce sera la chose la plus
simple du monde. Qui est-ce qui statue en général sur la liberté individuelle,
dans vos États parlementaires ?
Montesquieu.
C’est un conseil de magistrats, dont le nombre et
l’indépendance sont la garantie des justiciables.
Machiavel.
C’est une organisation à coup sûr vicieuse, car, comment
voulez-vous qu’avec la lenteur des délibérations d’un conseil, la justice
puisse avoir la rapidité d’appréhension nécessaire sur les malfaiteurs ?
Montesquieu.
Quels malfaiteurs ?
Machiavel.
Je parle des gens qui commettent des meurtres, des vols,
des crimes et des délits justiciables du droit commun. Il faut donner à cette
juridiction l’unité d’action qui lui est nécessaire : je remplace votre
conseil par un magistrat unique, chargé de statuer sur l’arrestation des
malfaiteurs.
Montesquieu.
Mais il ne s’agit pas ici de malfaiteurs ; à l’aide
de cette disposition, vous menacez la liberté de tous les citoyens ;
faites au moins une distinction sur le titre de l’accusation.
Machiavel.
C’est justement ce que je ne veux pas faire. Est-ce que
celui qui entreprend quelque chose contre le gouvernement n’est pas autant et
plus coupable que celui qui commet un crime ou un délit ordinaire ? La
passion ou la misère atténuent bien des fautes, mais qu’est-ce qui force les
gens à s’occuper de politique ? Aussi je ne veux plus de distinction entre
les délits de droit commun et les délits politiques. Où donc, les gouvernements
modernes ont-ils l’esprit, d’élever des espèces de tribunes criminelles à leurs détracteurs ? Dans mon royaume, le journaliste insolent sera
confondu, dans les prisons, avec le simple larron et comparaîtra, à côté de
lui, devant la juridiction correctionnelle. Le conspirateur s’assiéra devant le
jury criminel, côte à côte avec le faussaire, avec le meurtrier. C’est là une
excellente modification législative, remarquez-le, car l’opinion publique, en
voyant traiter le conspirateur à l’égal du malfaiteur ordinaire, finira par
confondre les deux genres dans le même mépris.
Montesquieu.
Vous ruinez la base même du sens moral ; mais que
vous importe ? Ce qui m’étonne, c’est que vous conserviez un jury
criminel.
Machiavel.
Dans les États centralisés comme le mien, ce sont les
fonctionnaires publics qui désignent les membres du jury. En matière de simple
délit politique, mon ministre de la justice pourra toujours, quand il le
faudra, composer la chambre des juges appelés à en connaître.
VINT-QUATRIÈME DIALOGUE
Machiavel.
[...] Vous avez pu voir dans mes institutions et dans mes actes, quelle attention j’ai toujours mise à créer des apparences ; il en faut dans les paroles comme dans les actes. Le comble de l’habileté est de faire croire à sa franchise, quand on a une foi punique. Non-seulement mes desseins seront impénétrables mais mes paroles signifieront presque toujours le contraire de ce qu’elles paraîtront indiquer. Les initiés seuls pourront pénétrer le sens des mots caractéristiques qu’à de certains moments je laisserai tomber du haut du trône ; quand je dirai : Mon règne, c’est la paix, c’est que ce sera la guerre ; quand je dirai que je fais appel aux moyens moraux, c’est que je vais user des moyens de la force.
[...] Si vous saviez combien il est facile de gouverner quand on a le pouvoir absolu. Là, point de contradiction, point de résistance ; on peut suivre à loisir ses desseins, on a le temps de réparer ses fautes. On peut sans opposition faire le bonheur de son peuple, car c’est là ce qui me préoccupe toujours. Je puis vous affirmer que l’on ne s’ennuiera pas dans mon royaume ; les esprits y seront sans cesse occupés par mille objets divers. Je donnerai au peuple le spectacle de mes équipages et des pompes de ma cour, on préparera de grandes cérémonies, je tracerai des jardins, j’offrirai l’hospitalité à des rois, je ferai venir des ambassades des pays les plus reculés. Tantôt ce seront des bruits de guerre, tantôt des complications diplomatiques sur lesquelles on glosera pendant des mois entiers ; j’irai bien loin, je donnerai satisfaction même à la monomanie de la liberté. Les guerres qui se feront sous mon règne seront entreprises au nom de la liberté des peuples et de l’indépendance des nations, et pendant que sur mon passage les peuples m’acclameront, je dirai secrètement à l’oreille des rois absolus : Ne craignez rien, je suis des vôtres, je porte comme vous une couronne et je tiens à la conserver : j’embrasse la liberté européenne, mais c’est pour l’étouffer.
Une seule chose pourrait peut-être, un moment, compromettre ma fortune ; ce serait le jour où l’on reconnaîtra de tous côtés que ma politique n’est pas franche, que tous mes actes sont marqués au coin du calcul.
Montesquieu.
Quels seront donc les aveugles qui ne verront pas cela ?
Machiavel.
Mon peuple tout entier, sauf quelques coteries dont je me soucierai peu. J’ai d’ailleurs formé autour de moi une école d’hommes politiques d’une très grande force relative. Vous ne sauriez croire à quel point le machiavélisme est contagieux, et combien ses préceptes sont faciles à suivre. Dans toutes les branches du gouvernement il y aura des hommes de rien, ou de très-peu de conséquence, qui seront de véritables Machiavels au petit pied qui ruseront, qui dissimuleront, qui mentiront avec un imperturbable sang-froid ; la vérité ne pourra se faire jour nulle part.
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