L'ensemble de nos travaux serait vain si nous ne prenions pas d'abord conscience du fait décisif qui les domine : jamais l'humanité, même lors de la chute de Rome, n'a subi, en une seule génération une si profonde métamorphose. Dans le domaine de l'esprit comme dans tant d'autres, nous sommes en face d'une nouvelle civilisation. Non seulement nouvelle en face de celle du XIXe siècle, mais encore en face de toutes celles qui l'ont précédée. C'étaient les grandes civilisations agraires, et les conseillers des pharaons ou d'Alexandre étaient presque les mêmes que ceux de Napoléon. Mais si Napoléon eût pu assez facilement parler avec Ramsès des moyens de gouvernement il aurait grand mal à en parler avec le président Johnson, Staline, le Général de Gaulle ou Mao Tsé Toung.
Dans ce domaine de l'esprit, la première caractéristique de notre époque, c'est évidemment la diffusion des œuvres. Mais de façon plus complexe qu'il ne semble. Parce que les disques, les photos d’œuvres d'art, les traductions, le cinéma, la télévision, apportent la présence concrète de la première culture mondiale. L'humanité prend à la fois conscience des invincibles frontières qui la morcelaient, de l'impossible dialogue, par exemple, entre la civilisation aztèque et celle de la Chine ancienne - et des sentiments profonds qui nous unissent. Dans l'une des versions d'Anna Karénine, un metteur en scène américain, qui faisait jouer par une actrice suédoise, Garbo, le personnage illustre conçu par un romancier russe, a fait pleurer les foules de tous les continents. Chaplin a fait rire la terre entière.
Prenons garde que ce n'est pas d'une juxtaposition des connaissances que nous sommes les premiers héritiers. Les statues africaines ou celles des hautes époques, qui entrent à côté des statues grecques dans nos musées et dans nos albums, ne sont pas des statues grecques de plus. Il ne s'agit pas de rivalité. La statue africaine n'est pas meilleure ou moins bonne : elle est autre. Elle met en question notre notion même de l'art, comme l'entrée en scène presque simultanée de toutes les cultures met en cause notre civilisation. La métamorphose apporte sa propre création. Qu'auraient eu à se dire Saint Paul et Platon ? Des injures ? Pour que leur dialogue devînt possible, il fallait que naquît Montaigne.
Nous sommes chargés de l'héritage du monde, mais il prendra la forme que nous lui donnerons.
C'est ici qu'entrent en jeu les grandes cultures nationales. Car, en même temps que notre siècle découvre la culture mondiale, il découvre, à sa grande surprise, le renforcement des nations. Par les grandes voix alternées de Marx et de Victor Hugo, le XIXe siècle avait proclamé la venue de l'Internationale politique. Peu après, Nietzsche annonçait : "Le XXe siècle sera celui des guerres nationales..." Partout les nations naissent ou renaissent. C'est Nietzsche qui a gagné. Mais prenons garde que les nations, dans notre siècle, ne sont plus ce qu'elles furent jadis. Le fait national est l'un des plus importants de notre temps, mais il n'est plus la base du nationalisme, il est, avant tout, un problème. [...]
Notre propre problème n'est donc nullement dans l'opposition des cultures nationales, mais dans l'esprit particulier qu'une culture nationale peut donner à la culture mondiale. Nous sommes de culture française, et entendons le rester parce que nous avons découvert la force de l'enracinement, la faiblesse de l'abstraction en ces matières. [...]
Ce qui tient d'abord à la fonction nouvelle de la culture. Toutes les civilisations qui ont précédé la nôtre ont été des cultures religieuses, à l'exception de quelques siècles d'Occident. Pour les masses, les valeurs essentielles, le caractère exemplaire de l'homme étaient données par la foi. Pour la chrétienté entière, le type exemplaire de l'homme médiéval était le chevalier. Pour le Moyen Age, le lieu de la culture ce n'était pas la bibliothèque, c'était l'Eglise.
La Renaissance a changé tout cela, parce que, pour un nombre d'hommes assez restreint, elle a inventé une antiquité exemplaire. Pour la Toscane de Laurent le Magnifique, l'antique n'est pas, comme pour nous, une civilisation parmi d'autres, l'objet d'une interrogation : l'antiquité, c'est Plutarque; le monde de Périclès, d'Alexandre et de César, où Néron glisse comme une ombre. Surtout, le monde des penseurs qui nous ont transmis une des plus nobles images de l'homme. C'est en ce temps que le mot culture a pris le sens que nous lui donnons encore. La Renaissance ne fut nullement anti-chrétienne. Son objet, ce fut d'unir Socrate et Bernard de Clairvaux, le sage et le saint, le héros et le chevalier. Ce qu'elle attendait du passé qu'elle ressuscitait, au temps où la chrétienté perdait sa puissance de cathédrale, c'était la défense de ses propres valeurs.
Nous aussi. Mais de façon plus dramatique, parce que nos valeurs sont beaucoup plus menacées.
Elles le sont d'abord parce que notre civilisation est une civilisation agnostique. Pour la première fois, le cosmos et l'homme sont irréductiblement dissociés. Nous connaissons mieux que tous nos prédécesseurs les lois de l'univers; mais à l'univers d'Einstein, l'homme n'est pas nécessaire, sauf pour le concevoir. Notre univers pourrait très bien se passer de l'homme. Nous le connaissons mieux qu'on ne l'a connu avant nous; mais quelle relation établissons-nous entre les lois de la matière et ce que nous révèle la psychanalyse ?
Voici donc, pour la première fois, une civilisation que ses rêves frôlent ou possèdent et qui n'ordonne pas ses rêves. On a beaucoup dit que la machine excluait les rêves, ce que tout contredit. Car la civilisation des machines est aussi celle des machines à rêves, et jamais l'homme ne fût à ce point assiégé par ses songes, admirables ou défigurés. Mais jamais une pareille soumission à l'infantilisme n'aura proposé à tous les hommes de la terre un peuple de rêves qui ne signifient rien au-dessus de quinze ans. Les rêves n'ont pas d'âge ? Ils peuvent appartenir à une enfance qui est le pôle secret de la vie, ou à une enfance qui en reste le balbutiement. Pour la première fois, les rêves ont leurs usines, et pour la première fois, l'humanité oscille entre l'assouvissement de son pire infantilisme et La Tempête de Shakespeare.
C'est pourquoi ce que tentent nos Maisons de la Culture, et ce que d'autres, dans d'autres pays, commencent à tenter après elles, a tant d'importance. Chaque civilisation a connu ses démons et ses anges. Mais ses démons n'étaient pas nécessairement milliardaires et producteurs de fictions. Quant aux anges, nous savons ceci. Tôt ou tard, l'usine de rêve vit de ses moyens les plus efficaces qui sont le sexe et le sang. Et une seule voix est aussi puissante que celle des instincts fondamentaux : celle de la survivance, que l'on appelait jadis l'immortalité.
Pourquoi ? Nous l'ignorons, mais nous le constatons. Devant Le Cid, devant Macbeth, devant Antigone, nous découvrons que ce qui s'oppose au plus agissant langage des instincts, ce sont les paroles qui ont triomphé des siècles. L'oeuvre la plus puissamment basse ne prévaut pas contre l'écho de ce que la petite princesse thébaine disait au pied de l'Acropole : "Je ne suis pas venue sur la terre pour partager la haine, mais pour partager l'amour".
La culture, c'est ce qui permet à notre civilisation de lutter contre ces usines de rêves ce qui permet de fonder l'homme l'Homme lorsqu'il n'est plus fondé sur Dieu. Ainsi sa fonction dans notre civilisation apparaît-elle clairement. Et avec elle l'absurdité du problème qui se pose depuis cinquante ans, celui de la rivalité des cultures vivantes. Il est sans intérêt de chercher si nous devons préférer la culture française à l'anglaise, l'américaine, l'allemande ou la russe. Parce que nous pouvons connaître - nous devons connaître - d'autres cultures que la nôtre; mais nous ne les connaissons pas de la même façon. Le colonel Lawrence disait par expérience que tout homme qui appartenait réellement à deux cultures (dans son cas, l'anglaise et l'arabe) perdait son âme. Pour atteindre la culture mondiale - ce qui veut dire, aujourd'hui, pour opposer aux puissances obscures les puissances d'immortalité - chaque homme se fonde sur une culture, et c'est la sienne. Mais pas sur elle seule.
Nous avons vu les grandes nations, l'une après l'autre, donner aux grandes religions une forme particulière : le catholicisme devenir anglican, ou le bouddhisme indien devenir japonais. Encore le christianisme est-il d'abord devenu romain et chacune des grandes civilisations occidentales est-elle devenue grecque à sa manière. Je crois que pour maintes nations la culture française est en train de jouer le rôle médiateur que joua jadis la culture grecque.
Ici se présente l'une des plus saisissantes aventures de l'esprit que notre siècle ait connues, celle de l'entrée des cultures africaines dans la civilisation universelle. Avec sa sculpture, sa danse, sa musique, l'Afrique a pris conscience de ses propres valeurs. On sait désormais que les Ancêtres ne sont pas des fétiches. Et il se trouve que ces valeurs fondamentales que le président Senghor proclame comme celles de la Négritude sont exprimées principalement par des Africains de culture française. Nous assistons à une puissante symbiose afro-latine. L'indépendance retrouvée, je la crois viable, pour les mêmes raisons qui rendirent viable la symbiose gallo-romaine. La Gaule s'est accordée à Rome en un temps où Rome était devenue universaliste. Or, si la culture française n'est pas la première culture du monde, où un temps où il n'y a plus de première culture du monde, elle est sans doute la plus universaliste. Il y a des peuples qui ne sont jamais plus grands que lorsqu'ils se replient sur eux-mêmes : l'Angleterre de Drake et de la bataille de Londres. Et il y en a d'autres qui ne sont grands que lorsqu'ils le sont pour tous les hommes. Sur toutes les routes de l'Orient, il y a des tombes de chevaliers français; sur toutes les routes de la Révolution, il y a des tombes de soldats français. Et sans doute est-ce à cause de la Révolution française que notre culture exprime mieux que d'autres les valeurs profanes qui ont succédé aux valeurs chrétiennes - ce qu'un Africain, et non un Européen, a nommé "l'appel de l'homme à l'homme, les grands besoins élémentaires de justice, de fraternité et d'amour". Peut-être est-ce en liaison avec les Etats-Unis que l'Afrique exprimera le plus puissamment, par la musique, son émotion et son malheur; mais c'est certainement à travers la culture française qu'elle exprime le plus puissamment sa liberté.
Enfin, il existe un continent dont je ne parlerai que pour finir, puisqu'il n'est pas de langue française : c'est l'Amérique Latine. Il nous révèle de façon éclatante nos propres valeurs. Là nous voyons à quel point le lien entre la culture française et la Révolution française (qui se réclame tellement des écrivains !) a eu d'action sur le monde. Je me souviens de ma visite du petit musée de Puebla. Le conservateur, un instituteur mexicain, me parlait de son affection pour la France. Or, les murs étaient couverts de fresques qui représentaient les combats entre les troupes de Juarez et les zouaves de l'expédition du Mexique. Je marquai donc ma surprise : "Mais ça n'a aucune importance, dit-il, dans nos écoles, on apprend par coeur une dizaine de textes courts. Parmi eux, il y a la lettre de Victor Hugo à Juarez, écrite pendant les combats : Si vous êtes vainqueur, Monsieur le Président, vous trouverez chez moi l'hospitalité du citoyen; si vous êtes vaincu, vous y trouverez l'hospitalité du proscrit." Tous les petits indiens connaissent cette phrase. Pour eux, c'est la France.
Je compris alors pourquoi, en Amérique latine, la révolution russe n'a pas effacé la nôtre; et pourquoi notre culture y est encore si vivante. Parce qu'une culture n'est pas seulement un ensemble de connaissances, mais aussi l'organisation d'une sensibilité, une transmission et une recréation des valeurs, un héritage particulier de la noblesse du monde.
Et c'est, avant tout, une volonté. J'ai écrit jadis : la culture ne s'hérite pas, elle se conquiert. Ce qui doit nous unir, c'est l'objet de cette conquête. Nous avons vu, devant le monde africain, l'attitude américaine et l'attitude russo-marxiste. Nous ne voulons pas, à l'heure actuelle, d'un héritage américain ni russe. Pas davantage français. Mais nous voulons que la culture française retrouve en nous tous ce qui fit sa grandeur passée, la confiance en tous les hommes qu'elle a marquée par sa longue traînée d'espoir révolutionnaire, de tombeaux et de cathédrales. Il y a dix ans que j'ai proclamé, au nom de mon pays, devant l'Acropole illuminée : la culture ne connaît pas de nations mineures, elle ne connaît que des nations fraternelles. Tous ensemble, nous attendons de la France l'universalité, parce qu'elle seule s'en réclame.
Messieurs, en ce temps où l'héritage universel se présente à nos mains périssables, il m'advient de penser à ce que sera peut-être notre culture française dans la mémoire des hommes, lorsque la France sera morte; lorsque, "au lieu où fut Florence, au lieu où fut Paris - S'inclineront les joncs murmurants et penchés"... Je pense qu'elle ne sera pas très différente de ce qu'elle est dans le coeur de l'instituteur de Puebla. Et qu'on trouvera quelque part une inscription semblable aux inscriptions antiques, qui dira seulement : En ce lieu naquit, un jour, la culture de la fraternité.
(A. Malraux, 1901 - 1976 ; discours, 28 septembre 1968)