Le Laboratoire Européen d'Anticipation Politique (LEAP) vient de publier la synthèse du
troisième séminaire Euro-BRICS, organisé en partenariat avec l'Université MGIMO de Moscou (site en
russe;
MGIMO University;
International programs), ainsi que les recommendations à destination des décideurs politiques notamment du G20. Ce séminaire a réuni des intervenants de plusieurs pays de la zone euro (France, Allemagne, Belgique, Portugal, Pays-Bas) ainsi que de Russie, Chine, Brésil, Inde, Afrique du Sud. Voici le contenu du document en
français et celui en
anglais.
Concrétisation de la vision élaborée par le LEAP et Franck Biancheri sur la
construction dès à présent du monde de demain qui ne doit pas se réaliser sans les citoyens, ces séminaires sont un moment privilégié pour la société civile, au delà de l'établissement des réseaux et des programmes communs, de réunir les éléments permettant une anticipation politique représentative de notre monde multipolaire, lequel se renforce au quotidien. Si le moyen est une collaboration ouverte pour comprendre les facettes culturelles et tendances de fond qui façonnent actuellement le monde de demain, l'enjeu est aussi de proposer des outils et des clés de décision pour les représentants politiques, et pour les citoyens. C'est donc aussi un effort de vigilance concerté, aussi bien pour les uns que pour les autres. C'est nourrir la réflexion commune, contribuer à construire ensemble la route, car les seules choses écrites à l'avance ce sont celles dans lesquelles nous ne impliquons pas.
Les réseaux Euro-BRICS comme réponse à la crise scientifique.
Madame
la Présidente, Monsieur l’Ambassadeur, Chers collègues, Mesdames, Messieurs,
Je
souhaite cibler mon intervention en argumentant pourquoi
la création ou le renforcement de réseaux
Euro-BRICS est un élément crucial pour sortir dans un élan commun de la
crise, prise ici dans toutes ses dimensions.
L’effet
accélérateur de cette crise met en évidence la conjonction avec une profonde
crise scientifique. J’ai ainsi souhaité m’appuyer sur un rapide constat
effectué dans trois disciplines scientifiques, choisies parmi les plus porteuses
pour notre avenir : la cosmologie; l’économie ;
et enfin le développement de nouvelles sources d’énergie.
I/
Concernant la cosmologie
Il
faut tout d’abord bien comprendre l’intérêt majeur de cette discipline pour
l’humanité. Pour ne prendre que la civilisation européenne, depuis Ptolémée,
Galilée, puis Newton, Einstein, les révolutions dans le domaine de la
cosmologie ont énormément d'influence culturelle sur tous les peuples. En
particulier, c'est parce que ces révolutions vont de pair avec une refonte de
la physique fondamentale, et en résumé de la conception géométrique de
l’univers. Par ce biais, la compréhension de l'infiniment grand et lointain
nous éclaire en retour sur l'infiniment petit et proche. De manière simplifiée,
cette révolution se propage ainsi de la physique la plus mathématique à la
cosmologie, à la physique des particules puis à la maîtrise conceptuelle des
interactions présentes à ces échelles, c’est à dire les sciences
expérimentales; puis à la technologie qui vient outiller ces manipulations
conceptuellement maîtrisées.
En
1997, l’astrophysicien Jean-Pierre Petit publiait « On a perdu la moitié
de l’univers » dans lequel il détaillait les limites, impasses et contradictions extraordinairement
profondes du modèle cosmologique dit « standard », associé à la
théorie dite des cordes.
Ce
livre retrace trois décennies de ce qu'on pourrait qualifier de recherche
forcenée menée par des milliers de chercheurs pour tenter de donner un nouveau
souffle à la physique théorique. Il existait à ce jour plus de 100 000
publications dans le domaine de la théorie des cordes !
Smolin
met en évidence :
- d’une part que cette théorie n’a encore jamais apporté le
moindre résultat ou prédiction concrète ; mais aussi que cette théorie
n’est pas scientifiquement réfutable. Il n’existe pas d’expérience
accessible qui puisse prouver ses prédictions (ou bien en utilisant 1 million
de milliard de fois l’énergie du LHC, dont les équipes au CERN ont découvert récemment
le boson de Higgs).
Pour
Smolin en particulier cette démarche de réfutabilité est incontournable. Pour
les partisans de la théorie des cordes, elle est simplement dépassée. Ils
proclament par exemple comme justification "si ça n'est pas vrai, au moins c'est beau". Avec ces gens la science s’est perdue dans la simple esthétique.
- D’autre
part qu’un résultat fondamental publié en 1992 ,
et base de presque tous les travaux postérieurs dans cette discipline, n’était
pas utilisé de manière mathématiquement correcte, et remet en cause l’intérêt
de la quasi-totalité des travaux effectués depuis lors.
Alain
Connes, médaille Fields, a ainsi écrit dans la préface :
« Il y a là un réel problème, car la
science n'avance pas sans confrontation avec la réalité. Il est parfaitement
normal de laisser du temps à une théorie en gestation pour se développer sans
pression extérieure. Il n'est pas contre pas normal qu'une théorie ait acquis
le monopole de la physique théorique sans jamais la moindre confrontation avec
la nature et les résultats expérimentaux (...). Il n'est pas sain que ce
monopole prive des jeunes chercheurs de la possibilité de choisir d'autres
voies, et que certains leaders de la théorie des cordes soient à ce point
assurés de la domination sociologique,
qu'ils puissent dire : ‘si une autre théorie réussit là où nous avons échoué,
nous l'appellerons théorie des cordes’. »
Jean-Pierre Petit, initiateur d’une cosmologie alternative et féconde , a souligné peu
après :
« Même pour quelqu'un
comme Woit [4], une idée nouvelle ne pourrait émerger que "du sérail", de
l'université de Columbia, ou de Princeton. Comment pourrais-je, moi, Français,
retenir une seule seconde l'attention de ces gens ? »
Philip
Anderson, prix Nobel de physique, a lui écrit à propos de la théorie des cordes
:
«
Ce que je pense c'est que c'est la
première fois depuis des siècles qu'une qu'on se trouve en science face à une
démarche pré-Baconienne, qui n'est pas guidée par l'expérimentation. On propose
un modèle de la Nature en souhaitant qu'elle s'y conforme et non en cherchant à
s'approcher plus près du réel. Il est peu probable que la Nature se conforme à
ce qui n'est autre qu'un souhait de notre part.
Ce qui est triste, comme certains jeunes théoriciens me l'ont expliqué,
c'est que ce secteur est si développé que c'est devenu une activité à plein
temps, auto-suffisante. Ceci signifie de d'autres directions ne seront pas
explorées par de jeunes chercheurs imaginatifs et que toute carrière tentant de
se situer en dehors de ce domaine sera bloquée.
»
On
constate combien le parallèle avec les dogmes de l’économie néolibérale est
frappant.
II
/ le débat en Économie
Le professeur Jacques Généreux a dénoncé en 2001 dans les Vraies Lois de l’Économie [5] la dérive scientiste du courant néolibéral, dominant en économie [6]. Il montre surtout par une simple étude bibliographique combien tous les
éléments les plus fondamentaux de la théorie néolibérale (équilibre général des
marchés initié par Walras) sont contraires à la réalité (homogénéité des
produits, rendements factoriels constants, concurrence pure et parfaite,
absence de cout fixe de production, équivalence de tous les acteurs, mobilité
instantanée des personnes, absence de prise en compte du temps, et aussi
atteinte de l’équilibre entre offre et demande par tâtonnement du marché…). Ces
résultats ont été publiés depuis la fin des années 70 pour la plupart.
Pourtant, combien d’économistes et de décideurs travaillent encore en utilisant ces conceptions
dépassées ?
La
discipline de l’économie doit rendre au final un seul service : celui de
l’aide à la décision, en proposant des outils conceptuels performants pour
anticiper les situations à venir. Généreux, et Granger avant lui, ont argumenté
qu’il n’existe pas de lois en économie au même sens que les lois en physique.
En économie, les seules lois valables sont les lois décidées par les hommes.
D’où la nécessité de développer l’économie politique. Les lois du marché ne
sont en réalité que des croyances.
Nous
pouvons reprendre le discours qu'a récemment écrit le professeur Jean Gadrey à propos
de la crise faisant rage dans la discipline de l'économie [7] pour l’étendre au domaine scientifique (au moins dans les disciplines
mentionnées ici), ce qui donne :
«
Le débat, de nature collective, devrait se dérouler d’une part au sein des
associations de scientifiques, d’autre part dans tous les lieux, services
publics, médias et associations où la démocratie scientifique et l’information
scientifique sont considérées comme des biens communs à défendre.
Je
crois en effet que les principales questions s’expriment moins en termes de
conflits d’intérêts (bien que cette question reste à débattre) qu’en termes de PLURALISME,
DE CONNIVENCE et de FORMATION DES CROYANCES SCIENTIFIQUES. Elles relèvent de la
sociologie, des sciences politiques, de la philosophie morale et politique, de
l’éthique professionnelle, plus que du droit et de la science.»
Un
premier pas vers l’établissement de nouveaux lieux de discussions en économie
est réalisé depuis mai 2011 avec la World Economics Association. [8]
III
/ Le développement des nouvelles sources d’énergie
Pour
terminer, dans le domaine des nouvelles énergies, qui est sans doute
le plus directement à même de modifier rapidement notre conception de l’avenir
de l’humanité, les nouvelles idées porteuses peinent aussi énormément à
émerger, victimes de groupes d’intérêts puissants. Je citerai par
exemple :
- les centrales utilisant la concentration solaire et des sels
fondus caloporteurs, bien plus efficaces et écologiques que les panneaux
solaires qui fleurissent, ou les centrales nucléaires ;
- la maîtrise de la magnétohydrodynamique (MHD) pour tout type de transport à vitesse
hypersonique avec les technologies d’aujourd’hui; ce domaine a disparu des
universités, capté pendant 30 ans par des recherches exclusivement militaires et secrètes, et commence à peine à revenir dans le domaine civil.
- la maîtrise de la fusion par champs pulsés à haute fréquence
(technologie des « Z-pinches »),
découverte en 2006, peut permettre une nouvelle révolution énergétique. Ce
domaine de recherche est lui aussi en train de passer complètement sous le contrôle
militaire mais des colloques scientifiques internationaux ont encore lieu tous les deux ans ; hélas l’Europe y est très peu représentée. Cette filière représente
une alternative à ITER tout à fait intéressante, sachant que les faiblesses de
conception font de ce dernier un projet sans issue (notamment à cause du phénomène des
disruptions) en termes de coûts, de délai et surtout de fiabilité.
Ici en particulier, on assiste à la captation des budgets de recherche colossaux (15 milliards d’€) qui assèche les autres disciplines. Il faut défendre la voix d’idées alternatives tout à fait crédibles, dont le développement ne requiert qu'une faible fraction du budget d’ITER.
La démocratie
scientifique comme réponse à la crise scientifique
Mon
propos est bien de mettre en rapport la crise scientifique avec son groupe
social actuellement dominant : la communauté scientifique, et de constater
ses faiblesses. Les
problèmes les plus aigus de cette communauté scientifique sont en résumé:
- 1-
absence de vraie confrontation ouverte des idées entre les chapelles ; au mieux
chacune s'ignore et verse dans le copinage, au pire (quand une de ces chapelles
devient socialement dominante) on organise honteusement la calomnie, le
discrédit gratuit, la censure, l’étouffement, et l’éviction. De nombreux cas
sont bien connus en France, le dernier ayant conduit cette année la justice à
condamner un astrophysicien spécialiste de la théorie des cordes.
- 2-
absence de vrai dialogue entre le reste de la société et les scientifiques ;
- 3-
absence de contrôle démocratique des stratégies de recherche, régulièrement aux
mains de technocrates ou de décideurs à la vision très étroite. La science est
un bien commun et un instrument au service des citoyens, dans les nombreux défis
de l’humanité qui s’accumulent.
Au-delà
de la perte profonde d'éthique scientifique d’une partie des acteurs en
position dominante, c’est bien un signe que cette communauté n’est plus en état
de gérer efficacement en son sein l’émergence de nouvelles idées scientifiques,
de nouvelles conceptions, de nouveaux paradigmes.
L’organisation actuelle de ce
corps social est un frein à l'émergence de nouveaux modèles féconds, hélas au
moment où l'humanité en a le plus besoin. Pour dénouer cette situation, un essor
des réseaux scientifiques Euro-BRICS, dégagée de l’influence monopolaire anglo-saxonne et
des acteurs actuels en pouvoir de blocage, est nécessaire. Il ne s’agit pas de
construire de nouvelles institutions de recherche, mais bien en priorité
d’offrir des nouveaux lieux d’expression, d’échanges, de traduction et de
diffusion, et des nouveaux réseaux pour faire émerger des idées nouvelles
sereinement débattues.
Dr. Bruno Paul, 27/09/2012
Références :