2014/02/10

La Crise de l’Esprit Européen

Le superbe texte de Paul Valéry (La crise de l’Esprit, 1919) présente un contenu très actuel malgré son âge. 
J'en partage ici quelques extraits de la deuxième lettre (1) publiée initialement dans Athenaeum sous le titre The Intellectual Crisis) - moins connue que la première (publiée initialement sous le titre The Spiritual Crisis)Je commente un passage de cette deuxième lettre dans cet autre article.

[…]
*
Une première pensée apparaît. L’idée de culture, d’intelligence, d’œuvres magistrales est pour nous dans une relation très ancienne, — tellement ancienne que nous remontons rarement jusqu’à elle, — avec l’idée d’Europe.
Les autres parties du monde ont eu des civilisations admirables, des poètes du premier ordre, des constructeurs et même des savants. Mais aucune partie du monde n’a possédé cette singulière propriété physique : le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant.
Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. Ou presque tout.
*
Or, l’heure actuelle comporte cette question capitale : l’Europe va-t-elle garder sa prééminence dans tous les genres ?
L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ?
Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ?
Qu’on me permette, pour faire saisir toute la rigueur de cette alternative, de développer ici une sorte de théorème fondamental.
Considérez un planisphère. Sur ce planisphère, l’ensemble des terres habitables. Cet ensemble se divise en régions et dans chacune de ces régions, une certaine densité de peuple, une certaine qualité des hommes. À chacune de ces régions correspond aussi une richesse naturelle, — un sol plus ou moins fécond, un sous-sol plus ou moins précieux, un territoire plus ou moins irrigué, plus ou moins facile à équiper pour les transports, etc.
Toutes ces caractéristiques permettent de classer à toute époque les régions dont nous parlons, de telle sorte qu’à toute époque, l’état de la terre vivante peut être défini par un système d’inégalités entre les régions habitées de sa surface.
À chaque instant, l’histoire de l’instant suivant dépend de cette inégalité donnée.
Examinons maintenant non pas cette classification théorique, mais la classification qui existait hier encore dans la réalité. Nous apercevons un fait bien remarquable et qui nous est extrêmement familier :
La petite région européenne figure en tête de la classification, depuis des siècles. Malgré sa faible étendue, — et quoique la richesse du sol n’y soit pas extraordinaire, — elle domine le tableau. Par quel miracle ? — Certainement le miracle doit résider dans la qualité de sa population. Cette qualité doit compenser le nombre moindre des hommes, le nombre moindre des milles carrés, le nombre moindre des tonnes de minerai, qui sont assignés à l’Europe. Mettez dans l’un des plateaux d’une balance l’empire des Indes ; dans l’autre, le Royaume-Uni. Regardez : le plateau chargé du poids le plus petit penche!
Voilà une rupture d’équilibre bien extraordinaire. Mais ses conséquences sont plus extraordinaires encore: elles vont nous faire prévoir un changement progressif en sens inverse.
Nous avons suggéré tout à l’heure que la qualité de l’homme devait être le déterminant de la précellence de l’Europe. Je ne puis analyser en détail cette qualité ; mais je trouve par un examen sommaire que l’avidité active, la curiosité ardente et désintéressée, un heureux mélange de l’imagination et de la rigueur logique, un certain scepticisme non pessimiste, un mysticisme non résigné... sont les caractères plus spécifiquement agissants de la Psyché européenne.
*
[…]
Je prétendais que l’inégalité si longtemps observée au bénéfice de l’Europe devait par ses propres effets se changer progressivement en inégalité de sens contraire. C’est là ce que je désignais sous le nom ambitieux de théorème fondamental.
Comment établir cette proposition ? — Je prends le même exemple : celui de la géométrie des Grecs, et je prie le lecteur de considérer à travers les âges les effets de cette discipline. On la voit peu à peu, très lentement, mais très sûrement, prendre une telle autorité que toutes les recherches, toutes les expériences acquises tendent invinciblement à lui emprunter son allure rigoureuse, son économie scrupuleuse de « matière », sa généralité automatique, ses méthodes subtiles, et cette prudence infinie qui lui permet les plus folles hardiesses... La science moderne est née de cette éducation de grand style.
Mais une fois née, une fois éprouvée et récompensée par ses applications matérielles, notre science devenue moyen de puissance, moyen de domination concrète excitant de la richesse, appareil d’exploitation du capital planétaire, — cesse d’être une « fin en soi » et une activité artistique. Le savoir, qui était une valeur de consommation devient une valeur d’échange. L’utilité du savoir fait du savoir une denrée, qui est désirable non plus par quelques amateurs très distingués, mais par Tout le Monde.
Cette denrée, donc, se préparera sous des formes de plus en plus maniables ou comestibles ; elle se distribuera à une clientèle de plus en plus nombreuse ; elle deviendra chose du Commerce, chose enfin qui s’imite et se produit un peu partout.
Résultat : l’inégalité qui existait entre les régions du monde au point de vue des arts mécaniques, des sciences appliquées, des moyens scientifiques de la guerre ou de la paix, — inégalité sur laquelle se fondait la prédominance européenne, — tend à disparaître graduellement.
Donc, la classification des régions habitables du monde tend à devenir telle que la grandeur matérielle, brute, les éléments de statistique, les nombres, — population, superficie, matières premières, — déterminent enfin exclusivement ce classement des compartiments du globe.
Et donc, la balance qui penchait de notre coté, quoique nous paraissions plus légers, commence à nous faire doucement remonter, — comme si nous avions sottement fait passer dans l’autre plateau le mystérieux appoint qui était avec nous. Nous avons étourdiment rendu les forces proportionnelles aux masses !
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Ce phénomène naissant peut, d’ailleurs, être rapproché de celui qui est observable dans le sein de chaque nation et qui consiste dans la diffusion de la culture, et dans l’accession à la culture de catégories de plus en plus grandes d’individus.
Essayer de prévoir les conséquences de cette diffusion, rechercher si elle doit ou non amener nécessairement une dégradation, ce serait aborder un problème délicieusement compliqué de physique intellectuelle.
Le charme de ce problème, pour l’esprit spéculatif, provient d’abord de sa ressemblance avec le fait physique de la diffusion, — et ensuite du changement brusque de cette ressemblance en différence profonde, dès que le penseur revient à son premier objet, qui est hommes et non molécules.
Une goutte de vin tombée dans l’eau la colore à peine et tend à disparaître, après une rose fumée. Voilà le fait physique. Mais supposez maintenant que, quelque temps après cet évanouissement et ce retour à la limpidité, nous voyions, çà et là, dans ce vase qui semblait redevenu eau pure, se former des gouttes de vin sombre et pur, — quel étonnement...
Ce phénomène de Cana n’est pas impossible dans la physique intellectuelle et sociale. On parle alors du génie et on l’oppose à la diffusion.
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Tout à l’heure, nous considérions une curieuse balance qui se mouvait en sens inverse de la pesanteur. Nous regardons à présent un système liquide passer, comme spontanément, de l’homogène à l’hétérogène, du mélange intime à la séparation nette... Ce sont ces images paradoxales qui donnent la représentation la plus simple et la plus pratique du rôle dans le Monde de ce qu'on appelle, — depuis cinq ou dix mille ans, — Esprit.
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Mais l’Esprit européen — ou du moins ce qu’il contient de plus précieux — est-il totalement diffusible ? Le phénomène de la mise en exploitation du globe, le phénomène de l’égalisation des techniques et le phénomène démocratique, qui font prévoir une deminutio capitis de l’Europe, doivent-ils être pris comme décisions absolues du destin ? Ou avons-nous quelque liberté contre cette menaçante conjuration des choses ?
C’est peut-être en cherchant cette liberté qu’on la crée. Mais pour une telle recherche, il faut abandonner pour un temps la considération des ensembles, et étudier dans l’individu pensant, la lutte de la vie personnelle avec la vie sociale.
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(1) Nous avons tronqué une partie mineure du texte où l’auteur prend pour exemple l’invention de la géométrie par les Grecs, ajoutant que « ni les Égyptiens, ni les Chinois, ni les Chaldéens, ni les Indiens n’y sont parvenus ». Nous partageons bien évidemment l’importance civilisationnelle du développement de la géométrie, mais nous savons depuis lors que la géométrie - et des approches très semblables au théorème de Pythagore que cite Valéry - a bel et bien été inventée indépendamment par les peuples Egyptien, Indien, Chinois, Babylonien.

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Liens vers les autres parties du thème l'Esprit Européen :
Partie 1 (cet article)

2014/01/12

Cover up that MINT, which I can’t endure to look on

 The BRICS are a very concrete and current example that the economy is actually only a facet or a mask artificially stuck on politics. The rhetoric that carries each of them is however built on the opposite. Let’s summarize the approaches and see how and why the acronym MINT (Mexico Indonesia Nigeria Turkey) is trying to emerge today, together with BRICS bashing.
An economist looks in the rear mirror (that is to say in the past) at quantifiable results from “economic actors” therefore reduced to a brief quantification, then sets up what he deems to be a representative image of some salient aspects and uses elements of a doxai so that he can draw his conclusions on the assessment of the moment. If he dares then to talk about the future, it is in order to point out the economic policies which should according to him be deployed as a consequence of this assessment, and of the principles arising from his doxai.
[...]
You can read the full article on Euro-BRICS web site.

2014/01/11

Le retour de l’or, MINTenant

Les pays BRICS sont une illustration très concrète et actuelle que l’économie n’est en réalité qu’une facette ou un masque artificiellement apposé sur la politique. Les discours qui les portent sont pourtant construits à l’opposé. Résumons les approches et voyons comment et pourquoi l'acronyme des pays MINT (Mexique – Indonésie – Nigéria – Turquie) tente d’émerger aujourd’hui, en opposition aux BRICS.

Un économiste regarde dans le rétroviseur (c’est-à-dire dans le passé) les résultats quantifiables « d’acteurs économiques » ainsi réduits à une quantification sommaire, établit ce qu’il juge être une image chiffrée représentative de quelques aspects saillants, et utilise des éléments d’une doxa pour produire ses conclusions sur le bilan de l’instant. Si il ose ensuite parler du futur, c’est pour mettre en avant des politiques économiques qu’il faudrait selon lui déployer en conséquence de ce bilan, et des principes issus de sa doxa.
[...]

Je vous recommande de lire la suite de cet article sur le site Euro-BRICS.

2014/01/06

Who could protect JPMorgan bankers and owners?

The endgame is unfolding, as all the persons interested in the gold market now know.
The return of gold as the central asset in the coming new international monetary system is certain.
We have already proposed a method in order to anticipate the next big move.

The current powers are massively accumulating gold, benefiting or causing gold price suppression. We can observe very different strategies among them:
  • BRICS countries, and China in particular, are adding gold into their official monetary reserves but also are officially and strongly encouraging their people to buy and own gold (and see here: even if a simple gold-backed yuan is not the solution to successfully reform the international monetary system, this report is a point in favor of the strongest interest in gold from BRICS governments)
  • The U.S. and U.K. countries (central banks, bullion banks) are publicly discouraging the people to own or buy gold and Bernanke couldn't even remember the reason why the Fed managed gold reserves; but since 2008 and much more since last year JPMorgan has built a strong position in the gold market (as a bullion bank), and is accumulating it at high volume
  • Euroland countries are in a middle position: not publicly advocating gold, not discouraging it; but ECB and european central banks are buying it again, and/or stopped gold leasing (and see here)
You might ask what will happen after the next big move: the new monetary power will be shared between the main gold owners, according to their stocks or geopolitical alliance, and BIS status will be redefined; yes, but then?

I'm wondering what could happen then in the U.S., a state where this next big move will inevitably signal a new era to the society currently in such a difficult and politically dangerous position. Wall Street's Banks' gold will attract the american people's attention, desire and violence.

The best solution for the US people would be to open the Mint and to rebuild a new gold system based on the New Austrian School of Economics' detailed recommendations. But don't hold your breath: this would mean for the US bankers to share power with the people, and they are not individuals of this kind. They will not give this gift unless a new state is proclaimed because they are scared of losing their favoured position. Remember: gold means liberty.

The remaining solution would then be to augment the fascist trends, i.e. to make even closer JPMorgan (and the TBTF banks) and the police state, in deploying a permanent and official protection by the state for these bankers and/or by allowing them to create their own militia.

But we could also think further: JPMorgan could officially merge with the state, to emerge from the deep state and to become a visible part of the new state. Mainly, it could replace or merge with the US Treasury, whose (remaining) gold is currently managed by the Fed. 
The protection of the previous private bankers, then civil servants of the state, and of the newly joint gold reserve would be obviously required, but more easily claimed as a 'usual' protection by the state against the ruled ones.

2014/01/05

Le point d'arrêt de la pensée unique de l'Occident


Quel est le point commun fondamental entre les prises de position sur les événements actuels aux USA de Noam Chomsky qui se revendique comme anarcho-syndicaliste, de la direction du Monde Diplomatique et des grands médias occidentaux en général (des représentants de tout le spectre politique politiquement correct) et de tous ceux qui se déclarent en faveur de l'appareil sécuritaire d'oppression américain que l'on peut aisément qualifier comme étant typique d'une idéologie extrême (-droite en l’occurrence)?

Je pense qu'il s'agit d'une attitude sociale qui se développe vis-à-vis de l'indépendance de la pensée, ou de la liberté de l'esprit. Ces dernières trouvent leur opposé sous le terme de pensée unique c'est à dire d'une subordination de la pensée, d'un lien de soumission intellectuelle à une obédience quelconque, d'une oblitération de la capacité d'esprit critique, qui est bien imagée par l'expression: accepter de ne voir qu'avec les œillères que l'on se donne.

Cette altération de la psychologie de l'individu plongé dans un corps social traverse toutes les limites des idéologies politiques, et tend à uniformiser les comportements ou les réponses des acteurs. Dans les pays développés, les électeurs ont intuitivement conscience de ce problème de la représentativité politique dans nos démocraties. Le moment est venu de la réformer, nous indique The Economist.

Toutes les idéologies politiques actuelles se sont construites et développées contre le marxisme: soit en s'appuyant contre lui, soit en opposition étroite face à lui. Nécessairement, elles sont donc profondément imprégnées de la structuration de la réalité sociale marxiste qui les a façonnées, y compris et surtout pour ses plus farouches opposants (le fascisme). La disparition de l'URSS n'a strictement rien changé de ce point de vue. Il est donc justifié de parler d'un terreau de pensée unique, commun à toutes.

Pour illustrer ceci, relisons ce que Berdiaeff, ce grand penseur russe qui a observé le développement du marxisme, du bolchevisme et du fascisme, a écrit au siècle dernier [1]. Il nous apprend que pour ces gens, la vérité et la justice sont déterminées par leur attitude à l'égard de la réalité sociale, et que c'est en cela que réside leur erreur commune.
[Nous étendons ci-dessous les propos de Berdiaeff qui concernaient les attitudes des marxistes et fascistes de son époque à l'ensemble des occurrences de la pensée unique, telles celles que j'ai cité au début. Choisissez la déclinaison qui vous parle le plus.]
"C'est devant ce problème que se trouvent les intellectuels de nos jours qui reconnaissent la vérité sociale de [la pensée unique]. On dénie à [un individu] le droit de dire ce qu'il croit être la vérité sur [la pensée unique], sous prétexte que la vérité ne peut se révéler à l'homme individuel, [...], la vérité étant le produit de la lutte révolutionnaire [de la pensée unique] et devant contribuer à la victoire de celle-ci.
La vérité, alors même qu'elle se rapporte aux faits les plus incontestables, devient un mensonge, si elle peut nuire à la victoire de [la pensée unique], tandis que le mensonge peut devenir un moment dialectique nécessaire de la lutte [de la pensée unique]
[...]
L'attitude à l'égard de la vérité a considérablement changé dans le monde contemporain. Marxistes et fascistes prétendent, les uns et les autres, que la vérité est un produit de collectivités et qu'elle ne se manifeste et ne se révèle qu'au cours de lutte collectives; que l'individu ne saurait connaître par lui-même la vérité et l'affirmer à l'encontre de la collectivité. J'ai assisté à la formation de cette manière de voir pendant les années de ma jeunesse..." 
Contre cette erreur primordiale dénoncée par Berdiaeff, il s'agit donc de défendre la vérité désintéressée, l'indépendance de l'intellect et le droit de jugement personnel qui sont les conditions nécessaires pour établir une vérité et une justice qui ne soient pas dévoyées. C'est le point d'arrêt de la pensée unique de l'Occident, celui qui marque le retour du balancier dans l'autre sens. Et nous constatons que c'est encore une fois en Russie que le fer de lance de cette philosophie, qui peut séduire des partisans de tous les partis politiques traditionnels, se dessine de nos jours.

[1] Nicolas Berdiaeff, De l'esclavage et de la liberté de l'homme, 1946