« Une société est en crise, non quand elle 
connaît des tensions internes ou des agressions externes, mais lorsque 
les institutions et les règles qui la constituent et qui sont chargées 
d’assurer la vie du groupe humain représentent elles-mêmes une source de
 difficultés et s’opposent à la satisfaction des besoins auxquelles 
elles devaient répondre.
L‘état de crise survient pour deux raisons majeures : d’une part les 
principes ou valeurs qui inspirent les institutions perdent leur force 
et leur évidence à mesure que le temps s’écoule ; d’autre part et 
corrélativement, toute structure institutionnelle ou juridique tend à se
 durcir et à engendrer des structures chargées de remédier aux défauts 
des structures premières. La force propre de la loi est en effet 
inversement proportionnelle à la force intrinsèque du principe, 
c’est-à-dire à son immanence dans le cœur et l’intelligence des hommes 
quand ils se soumettent spontanément à la norme. Au paradis terrestre la
 règle ou la loi est presque inexistante et l’immanence de la norme dans
 l’être adamique est presque totale. Mais, par le péché originel, 
l’homme a perdu la grâce de cette immanence, alors la société 
institutionnelle devient nécessaire afin de combler la perte de cette 
grâce par la contrainte de l’obligation légale. Et comme la chute se 
continue jusqu’à épuisement des possibilités les plus inférieures de 
l’état terrestre, la société est forcée d’accroître les contraintes 
obligatoires. Les lois prolifèrent, tachant, sans y parvenir, de combler
 par leur démultiplication réticulaire le vide de plus en plus béant 
qu’engendre l’effacement des principes dans le cœur humain. Or, avec les
 règlements prolifèrent aussi les contradictions qu’ils soutiennent 
entre eux. Vient le moment où les contradictions propres au système 
institutionnel l’emportent sur les satisfactions qu’il devait procurer. 
Toute l’énergie sociale s’emploie à remédier aux défauts du système et 
non plus à répondre aux besoins permanents de la vie des hommes. C’est 
alors que la société est en crise. 
Il
 résulte de cette mise en place du concept de crise trois conséquences 
essentielles. La première est qu’une crise est toujours interne à une 
société donnée. Les événements extérieurs, cataclysmes et guerres, 
peuvent la détruire complètement, ils n’ont pas de signification 
pertinente relativement à l’état de crise. De dures conditions de vie 
peuvent même, par la simplification qu’elles imposent, favoriser la 
guérison d’une société malade et l’aider à retrouver le sens de 
l’essentiel. La deuxième conséquence est qu’une crise est aussi un 
jugement. C’est d’ailleurs le sens du mot Krisis
 en grec, qui signifie également : triage, choix, discrimination. C’est 
une sorte de jugement immanent : la société en crise révèle 
nécessairement la vérité sur elle-même. Le voile des illusions se 
déchire parce que le mensonge des intentions est des prétentions 
déclarées se révèle insoutenable. En sorte qu’il devient de plus en plus
 aisé d’y voir clair, si du moins on dispose de la lumière doctrinale 
qui permet de faire accéder la simple contradiction des faits à la 
vérité de l’intelligible, car le sens de l’histoire ne se donne jamais 
tel quel et demande toujours à être déchiffré et reconnu. Enfin, 
troisième et dernière conséquence, la crise, envisagée en elle-même, se 
produit lorsque les tensions équilibrées que la société avait établies 
entre ses principes inspirateurs et ses règles instituées se 
transforment et s’activent en conflits, comme si la dialectique du Ciel 
et de la Terre, de l’Amour et de la loi, de l’inspiration et de la 
discipline, comme si cette dialectique devenait folle : les principes ne
 portent plus la loi, son joug se fait plus lourd sur le front des 
hommes révoltés, en même temps que sa force se dilue dans la 
proliférations des prescriptions.
Les trois moments de la critique guénonienne du monde moderne
Chose
 remarquable, on constate que ces trois conséquences correspondent 
exactement aux trois axes de la critique guénonienne du monde moderne. 
Cette critique en effet, s’est exprimé essentiellement en trois ouvrages : Orient et Occident en 1924, La crise du monde moderne en 1927, Le règne de la quantité et les signes des temps
 en 1945. Chacun de ces ouvrages est construit sur une opposition : 
opposition, dans l’espace, de l’Orient et de l’Occident, opposition, 
dans le temps, du monde traditionnel et du monde moderne, opposition, 
dans l’être, de la qualité ou essence et de la quantité ou matière.
Or,
 l’opposition dans l’espace de l’Orient et de l’Occident a pour objet de
 rendre évidente la nature interne de la crise Occidentale : l’Orient 
vit dans l’équilibre et l’harmonie des principes régissant immémorialement
 la vie humaine. Tout y est en ordre parce que chacun occupe la place à 
laquelle le destine sa nature. Au contraire, l’espace occidental est un 
espace brouillé, dérangé, désordonné. La société occidentale ne doit 
chercher qu’en elle-même, dans ses contradictions internes, les causes 
de ses difficultés. Nul danger extérieur ne la menace. L’espace oriental
 ignore l’espace occidental et c’est plutôt l’Orient qui doit craindre 
de voir son propre espace tout entier envahi par l’Occident.
Le deuxième ouvrage, La crise du monde moderne, bâti sur l’opposition temporelle entre un passé traditionnel et une modernité antitraditionnelle correspond à notre deuxième conséquence : toute crise est un jugement, elle est la vérité du moment cyclique qui se fait jour, celui où les tensions internes ont eu suffisamment de temps pour développer entièrement leur nature de contradictions potentielles et la rendre effective. Or, comment ce passage de la tension à la contradiction est-il possible, sinon par l’apparition d’un déséquilibre entre les tendances dont les oppositions s’annulaient dans l’unité synthétique d’un équilibre ?
L’édifice
 social ne peut alors que s’écrouler, de même que s’écroule la voûte de 
l’église, si la poussée qu’exerce l’une des moitiés de l’arcature 
l’emporte sur l’autre. Cette image est d’autant plus exacte que le 
déroulement du temps s’effectue comme le parcours d’un cycle dont 
l’origine se situe dans le principe divin et dont le mouvement consiste 
au fond à épuiser successivement toutes les possibilités d’éloignement à
 l’égard de ce principe. Il arrive donc un moment où la force sattvique d’attraction que le Principe exerce sur les réalités manifestées cesse progressivement de prévaloir sur la force tamasique d’éloignement, ces deux forces agissant en sens contraire sur le diamètre rajasique de la roue cosmique afin de la faire tourner. Alors son mouvement s’accélère de plus en plus, la forme sattvique freinant de moins en moins l’attraction vers le bas. Mais, bien évidemment, la roue cosmique s’immobilise lorsque sattva devient nul. Tel est le schéma général de la doctrine cyclique que Guénon expose précisément au 1er chapitre de La crise du monde moderne, chapitre intitulé d’ailleurs l’Age sombre, c’est-à-dire, en sanskrit, l’Age kali. À la vérité, le mot kali signifie bien la couleur sombre ou noire, lorsqu’il est écrit avec un a long. Mais, dans l’expression kâli-yuga, on le trouve le plus souvent écrit avec un a
 court, et il signifie alors « l’âge des conflits », époque où toutes 
les contradictions s’avivent et deviennent destructives, ce qui répond 
très exactement à la deuxième conclusion de notre analyse initiale.
Avec Le règne de la quantité et les signes des temps,
 ce qui était un schéma cyclique général, donc envisagé, selon la 
dimension temporelle, est maintenant considéré du point de vue des 
principes cosmologiques qui régissent notre monde et tout ce qu’il 
contient. Tout se passe comme si les deux descriptions précédentes selon
 l’espace et selon le temps se combinaient pour aboutir à une 
description générale, faite cette fois du point de vue de l’être, et 
sous l’éclairage doctrinal le plus élevé. Cet éclairage est celui que 
fournit la dialectique du pôle essentiel et du pôle substantiel de la 
Manifestation universelle, et plus particulièrement de la forme et de la
 matière, ou de la qualité et de la quantité, qui en sont l’expression 
au niveau humain. Cette dialectique concerne tous les êtres, toutes les 
productions de ce monde et toutes les formes que peuvent revêtir les 
activités des hommes. C’est ici, croyons-nous, que Guénon a donné la 
mesure de son génie. Les deux ouvrages précédents, principalement le 
second, justement célèbre, renferment des analyses rigoureuses et 
convaincantes. Mais, d’une certaine manière ils ne sont pas sans 
analogue dans la littérature de l’époque. Si Guénon publie La crise du monde moderne en 1927, c’est en 1928 que Freud écrit Malaise dans la civilisation, en 1931 que Valéry publie Regards sur le monde actuel et Bernanos La grande peur des biens-pensants, enfin en 1935 que Husserl publie La crise des sciences européennes,
 pour ne citer que quelque uns des ouvrages où s’exprime la conscience 
vive d’une impasse pour toute la civilisation occidentale. Certaines de 
ces études ne sont pas sans mérite, bien que la manière dont Guénon 
traite son sujet dans ses deux premiers livres l’emporte déjà par sa 
rigueur intransigeante, par sa maîtrise intellectuelle et une puissance 
synthétique peu commune. Mais dans le troisième, il offre à son lecteur 
des aperçus sur le temps, sur l’espace, les métiers, la monnaie, la 
solidification du cosmos physique, les modes idéologiques, etc., qu’à 
notre connaissance on ne rencontre nulle part ailleurs. Ce livre est 
vraiment le couronnement de son œuvre critique.
Signification et fonction de la critique de Guénon
Après
 avoir mis en place le concept de crise, nous avons rappelé les trois 
moments essentiels de la description qu’en a donnée Guénon relativement 
au monde moderne, nous efforçant d’en rendre la cohérence manifeste. 
Mais cette critique n’est pas de l’art pour l’art, ou de la science pour
 la science. Si magistral et si impressionnant qu’en soit le tableau, il
 a une signification et une fonction bien précises sur lesquelles il 
convient maintenant de nous interroger. Au demeurant, quel intérêt y 
aurait-il à répéter les analyses guénoniennes ?  Elles sont connues et l’on ne peut qu’inviter à s’y reporter. Si notre propre discours a
 un sens, ce ne peut être que dans la mesure où il se demande ce que 
peuvent être la signification et la fonction d’une critique de la 
société actuelle. Demande plus difficile qu’il n’y paraît et que la 
seule théorie est sans doute impuissante à satisfaire.
La première réponse qu’on puisse apporter à la question posée, c’est que la critique de Guénon est un combat. Le Sheykh Abd El-Wahid
 n’est pas un sociologue s’abandonnant aux charmes de ses constructions 
théoriques, c’est un pourfendeur d’idoles. Le but poursuivi n’est pas 
mince et il est d’ailleurs avoué : il s’agit de faire disparaître le 
monde moderne. Il écrit, dans les dernières pages de son deuxième livre,
 cette phrase extraordinaire : « si tous les hommes comprenaient ce 
qu’est le monde moderne, celui-ci cesserait d’exister ». Et certes 
l’auteur ne poursuit d’autre fin que de nous amener à cette 
compréhension. À cet égard, la dernière phrase du livre résume tout son 
contenu en même temps qu’elle assigne au lecteur de bonne volonté la 
tâche qui désormais lui incombe et l’espérance qui l’anime ; il s’agit 
de l’antique devise initiatique : « Vincit Omnia Veritas
 ». Devise qui convient d’abord à un ordre de chevalerie. La vérité, 
ici, n’est pas envisagée comme le repos de l’intelligence dans la paix 
de l’être, mais comme une arme, et même comme la seule arme victorieuse.
 
 
Il
 semble que cette partie de l’œuvre guénonienne ait fait l’unanimité. 
Même ceux qui refusent la doctrine métaphysique ou les thèses sur la 
Tradition primordiale reconnaissent volontiers que ce combat, Guénon le 
mena de main de maître. Aussi bien y-a-t-il 
toujours quelque chose de réjouissant dans un jeu de massacre : les 
idoles ne sont vraiment plaisantes que renversées. Toutefois, et plus 
particulièrement sur ceux qui ont adhéré véritablement à l’œuvre de l’iconclaste,
 l’effet d’une telle critique n’est probablement pas sans danger. 
L’unanimité des adhésions repose peut-être ici sur quelques malentendu. 
C’est ce que nous devons examiner, du double point de vue, objectif et 
subjectif, et, bien entendu, sans récuser la nécessité et la salubrité 
d’une telle critique, car, sur qui l’a comprise, les prestiges de la 
modernité sont sans pouvoir.
Du
 point de vue objectif, il s’agit de savoir si les discriminations ou 
les oppositions radicales que formulent Guénon répondent toujours à la 
nature des choses. Assurément, une certaine simplification est 
inévitable en la matière, surtout au regard de l’importance de l’enjeu. 
Mais il ne faut pas non plus tuer le patient à force de remède. Ainsi de
 l’opposition à peu près absolue que Guénon établit entre l’Orient et 
l’Occident. Sans mettre en question la supériorité  intrinsèque de la contemplativité
 orientale, il est permis cependant d’observer que l’Orient comporte 
aussi ses imperfections et ses manques, et nous n’en citerons qu’un seul
 exemple, exemple qu’aucun guénonien ne saurait contester : c’est un 
fait que la quasi-totalité des hindous croit, dur comme fer, à la 
réincarnation, qui est, pour Guénon, une hérésie métaphysique ; c’est un
 autre fait que la quasi-totalité des chrétiens n’y croit pas, et donc 
que sur ce point ils se situent à un niveau doctrinal supérieur à celui 
des orientaux. D’une manière générale , on a 
l’impression que, dans cette comparaison entre l’Orient et l’Occident, 
tous les orientaux sont de purs shankariens, adeptes du Vedânta
 le plus élevé, tandis que les occidentaux se situent, dans l’ensemble, 
au niveau de l’exotérisme le plus obtus, et, dans le meilleur des cas, 
au niveau le plus irrémédiablement onto-théologique. C’est évidemment insoutenable. Le Vedânta shankarien n’est que l’une des cinq écoles que l’on distingue traditionnellement dans l’interprétation du Védânta. Et le courant néo-platonicien, d’Origène, de S. Augustin, de S. Denys l’Aéropagite à S. Anselme, S. Albert le Grand, Maître Eckhart, Thomas Gallus, Nicolas de Cues et même S. Thomas d’Aquin, a illuminé beaucoup d’esprits.
En
 outre, dès lors que cette critique et ce rejet de l’Occident 
s’adressent à des occidentaux, ne risquent-ils pas de les désespérer sur
 eux-mêmes et sur les possibilités que leur offre leur propre tradition ?
 Guénon ne tire-t-il pas d’une main ce qu’il donne de l’autre ?  Nous voici conduit par là  au deuxième point que nous voulions examiner.
Il
 s’agit d’apprécier les effets subjectifs qu’une telle critique ne peut 
manquer d’avoir sur ceux qui en prennent connaissance. Assurément, nous 
l’avons dit, elle est en mesure de libérer nos intelligences et de les 
guérir. Mais, il faut bien l’admettre, elle place aussi son lecteur dans
 une situation quelque peu étrange, ce qui, du reste, ne tient nullement  à Guénon lui-même, mais à la nature de toute critique de la modernité, et ce dont il convient de prendre conscience.
Toute
 critique est un savoir de l’illusion. Mais le savoir de l’illusion 
n’équivaut pas à sa disparition. Certes, le monde moderne disparaîtrait  si
 tous les hommes en apercevaient la vraie nature. Mais cette supposition
 ne se réalisera pas. Seul, un petit nombre d’esprits entreront dans 
cette connaissance. Et c’est justement pourquoi cette connaissance est 
aussi redoutable que salvatrice. Entrer en possession de la vérité, 
fût-ce dans un domaine aussi contingent que les erreurs de la modernité 
est un bien inestimable. Mais le monde dont on est alors 
irrémédiablement et définitivement séparé, continue d’être ce qu’il 
était. Le regard que nous jetons sur lui ne le réduit pas en cendres. 
Les idoles semblent se rire de nos lucidités. Grande est la force du 
présent, inlassablement attestée à chaque minute de notre vie, alors que
 s’effacent l’un après l’autre, les signes du Transcendant dont la 
Tradition nous avait miséricordieusement entourés.
Nous introduire dans le savoir du Kâli-yuga,
 c’est assurément nous protéger, mais au moyen d’une clôture invisible 
et immatérielle. C’est en nous-mêmes qu’elle est dressée, tandis que 
notre vie quotidienne et extérieure continue de se dérouler au milieu 
des impies. 
Du bon usage spirituel de la critique guénonienne
On voit bien que le savoir de la modernité, comme tout savoir authentique mais théorique, ne déchire le voile de Mâyâ  qu’au regard de l’esprit. Et peut-être n’a-t-on pas suffisamment remarquer l’analogie  profonde
 qui unit la voie de la discrimination métaphysique entre le Réel et 
l’illusoire, et la voie de la critique de la modernité qui délivre 
l’esprit des erreurs de l’actualité. Au vrai, la seconde n’est que le 
prolongement de la première, ou plutôt elle n’en est qu’une application 
rendue nécessaire par le malheur des temps. Telle est la vraie 
signification de cette critique qui se présente comme le premier moment 
d’un jnäna-yoga dont les siècles anciens n’avaient sans aucun doute aucun besoin.
Mais
 alors il en résulte qu’elle ne saurait avoir sa fin en elle-même. 
Hélas, c’est pourtant ce que nous sommes presque invinciblement 
entraînés à oublier, d’une part parce que l’effort requis pour une telle
 prise de conscience est déjà considérable, et d’autre part , parce que la lucidité conquise nous installe dans une situation de supériorité à l’égard de tous les aveugles subjugués par le Baal
 Modernité ; elle nous offre même la satisfaction suprême de pouvoir 
nous considérer légitimement comme des martyrs de la cause 
traditionnelle. Et de cela, nous n’avons que trop tendance à nous 
suffire dans la colère et l’amertume cent fois remâchées. Nous ayant 
éveillés à la conscience de la misérable indigence du temps présent, la 
critique guénonienne nous permet de mesurer, à la petitesse de ce qui 
nous reste, la grandeur de ce que nous avons perdu. Et cette conscience 
est déjà, par elle-même, un tel prodige, qu’elle peut combler notre 
besoin de vérité. D’autant que la modernité n’est pas avare de 
décadence, ravivant constamment notre sens critique, provoquant à 
plaisir notre bile prophétique et nous conduisant peu à peu à perdre de 
vue l’essentiel. Quand, dans la paix d’une civilisation traditionnelle, 
un homme entreprend le voyage de l’Esprit, et qu’il cherche à se 
déprendre de l’illusion d’un monde qui se donne pour la seule réalité, 
ce qui demeure une fois traversé le voile de Mâyâ, c’est Atma, le Soi divin.
Lorsque
 l’homme d’aujourd’hui entre dans la connaissance du monde moderne, ce 
qui reste, quand il a traversé l’illusion de la modernité, c’est encore 
le monde. Et trop souvent, oubliant que le voyage n’est même pas 
commencé, et qu’il faut laisser les morts enterrer les morts, nous 
retournons vers cette modernité que nous venons de quitter pour 
l’accuser encore. Craignons alors, comme la femme de Lot fascinée par 
Sodome et Gomorrhe sous le soufre et le feu, d’être pétrifiés en statue 
de sel.
On
 le voit, le bon usage d’une critique de la modernité est moins évident 
qu’il n’y paraît. Pour nous en avertir, il suffit du reste de rappeler 
cette étonnante parole du Prophète Muhammad : « N’insultez pas au siècle ,
 car le siècle lui-même est Dieu ». Autrement dit, ce qui nous est 
demandé, c’est un effort de discrimination objective et subjective : 
rejeter l’erreur sans haïr les hommes. Ce monde dont nous refusons les 
mensonges et les impostures, implacablement, c’est aussi le nôtre, c’est
 le temps de notre vie, celui que Dieu nous a donné pour notre bonheur 
et notre sanctification.
Il
 nous faut donc, pour conclure, intégrer la critique de la modernité 
dans la voie spirituelle et tenter de définir ce que pourrait être une 
spiritualité de la critique. Ce n’est qu’ainsi qu’il est possible 
d’échapper à l’illusoire suffisance d‘une critique de l’illusion. 
Le
 premier point qu’il faut souligner, c’est que le combat mené est celui 
de la vérité. Si, par son premier terme, la devise que Guénon nous a 
conférée réfère à la chevalerie, par son dernier terme, veritas, elle référe
 au sacerdoce. Si la vérité vainc tout, ce n’est pas qu’elle soit plus 
forte, c’est qu’elle dépasse toute opposition et tout plan d’existence. 
Elle les dépasse sans avoir d’effort à fournir, par elle-même et la 
simple réalité de son essence. C’est nous, serviteurs inutiles de la 
vérité, qui combattons. La vérité ne combat [pas], elle est la victoire. Et 
c’est pourquoi aussi la critique guénonienne ne ressemble à aucune 
autre. On pourrait objecter, en effet, que dans un monde en crise, donc 
en conflit, cette œuvre n’est elle-même que l’une des forces en présence
 et donc quelle accroît le désordre. Mais cela n’est pas, car elle ne 
situe pas sur le plan même où s’affrontent les combattants, mais 
perpendiculairement, comme l’éclair jaillissant du Ciel. Et sans doute 
est-ce cela que la doctrine évolienne n’a 
pas compris. Nous n’avons aucun tigre à chevaucher. Nous n’avons pas à 
descendre dans l’arène, et ne serait-ce que pour la simple raison que, 
de toutes manières, nous y sommes déjà. Bref, Guénon ne nous enrôle sous
 aucune bannière. Mais nous avons d’abord et avant tout à faire exister 
la vérité en nous-mêmes, dans notre intelligence. Le combat que nous 
menons est contre nos propres ténèbres. Par le simple fait que la 
lumière se fait dans un esprit, le monde moderne tout entier vacille.
Le
 deuxième point est que la critique de la modernité nous instaure 
prophètes du présent. La lumière que nous recevons par elle et sous 
laquelle seule les figures de la modernité se révèlent pour ce qu’elles 
sont, nous situe d’emblée dans l’axe de l’origine. Elle nous ramène 
spéculativement à l’aube du temps, là où repose la vérité de l’être.
Contemporains, par la connaissance, du commencement éternel, établis
 dans l’invariable permanence du Principe, nous contemplons en même 
temps le déroulement du cycle dans l’épuisement de ses dernières 
possibilités. Du même coup nous sommes libérés des surprises du vivace 
aujourd’hui. Par une conséquence qui n’est paradoxale qu’en apparence, 
d’apercevoir le surgissement du présent dans la lumière intemporelle de 
l’origine, nous le rend intelligible et 
familier, parce que nous en comprenons le sens et la raison d’être. 
Notre refus de la modernité ne résulte ni de la haine ni de l’ignorance
 
 
Mais
 le troisième point est le plus secret et le plus intérieur. Toute voie 
spirituelle est retour à l‘Origine, remontée du temps, réminiscence, au 
cœur même du devenir dont nous sommes le fruit, de l’acte créateur par 
lequel Dieu nous enfante. C’est à quoi nous initie la critique de la 
modernité en opérant la conversion de toute notre âme, en rééduquant en 
nous un esprit, une sensibilité, une mémoire, un sens du réel et de la 
beauté à nous-mêmes ignoré, en désenfouissant l’homme nouveau hors des sédiments du présent, en nous offrant le pressentiment de l’homme verdoyant dans sa grâce originelle.
La
 critique que Guénon a faite de la modernité est elle-même un signe des 
temps. Sa vérité est telle qu’elle a rompu, pour beaucoup de ses 
lecteurs, les charmes les plus puissants des idoles quotidiennes. Mais 
si nous voulons qu’elle soit autre chose qu’une idéologie de rejet face 
aux idéologies d’acquiescement, autre chose qu’une amertume lucide au 
milieu des enivrements ténébreux, nous devons la laisser nous enseigner 
sa vérité profonde qui est de nous restituer à notre enfance la plus 
transcendante. »
[Texte de Jean Borella publié in Connaissance des religions, vol. V, numéro 1, juin 1989 sous le titre "René Guénon et la crise du monde moderne".]


