La compétition néolibérale exacerbée par la crise en cours a donné lieu à de nouveaux comportements à hauts risques dans le domaine des modèles d'affaires. Je les nomme ici des "deals subprimes", ce qui résume bien leur ambition, leur développement, l'appât du gain qui les accompagne et pour finir leur liquidation douloureuse.
Je vois ces "deals" d'un nouveau genre se développer au quotidien en France depuis plus de 18 mois. Je l'illustrerai dans le domaine des grands contrats au "forfait" en informatique [Avertissement: mon employeur n'est pas du tout promoteur des pratiques décrites ci-dessous]. J'ai déjà en partie évoqué ce sujet lors de ma conférence à la Scrum Night II en mai dernier, où l'audience avait été surprise et intéressée. Parce qu'elles touchent désormais les grands marchés passés par le secteur public, ces pratiques représentent un risque pour nous tous, et je me dois de vous les décrire.
Ces pratiques visent à gagner des affaires (des marchés au "forfait") en pratiquant une distorsion des règles de la concurrence. Elles existent depuis très longtemps, mais c'est leur nouvelle ampleur qui change la donne, et rend le niveau de risque inacceptable.
Ces distorsions qui vont permettre une surenchère à la baisse du devis, présentent deux types de dangers:
- d'une part avec un effet direct de compression sur le coût le plus significatif dans les projets informatiques (les salaires) par le recours à l'inshoring;
- d'autre part, avec une promesse masquée dans le modèle d'affaires interne du fournisseur (P&L dans le jargon) qui dit qu'on vend sciemment à perte, avec l'anticipation mais qu'on réussira dans les années à venir à faire signer des avenants juteux au client pour permettre de rentabiliser l'affaire. Et cela sans inclure un niveau de risque financier équivalent, sous prétexte que bien sur le devis ne serait alors pas compétitif.
Tout d'abord qu'est-ce que l'inshoring ?
Apparu depuis 3 ans, mais fortement accéléré par la révolution en
Tunisie, la nouvelle tendance dans les services informatiques n'est pas de recourir à des développeurs en offshore, ou bien ponctuellement de
faire venir des personnes travailler temporairement en France avec un visa, mais
bien
d'aller chercher massivement ces personnes à l'étranger et de les faire travailler en France avec un CDI. Les pays concernés à ma connaissance sont d'abord la Tunisie, puis le Maroc, mais aussi le Québec. Mais tout pays hors de l'EU 27 et disposant d'un vivier de compétences est un candidat potentiel à l'exode.
Le processus, bien rodé, est le suivant. Il vise à aplanir complètement
les difficultés de recrutement (rencontres multiples pour entretien)
avec des candidats géographiquement éloignés :
- une société intermédiaire, nouveau type de cabinet de recrutement, organise un
salon de recrutement (location de salle, campagne de publicité sur les médias
sociaux, les écoles locales etc). Il est facturé au nombre de personnes
recrutées lors de cette journée ;
- la SSII française qui veut recruter établit ses critères de
recrutement : junior ou senior, débutants ou en poste, technologies cibles,
salaire cible... ainsi qu'un processus de recrutement ficelé (présentation de la société, tests etc). Tout le processus de recrutement est effectué par la SSII,
et pas par le cabinet local ;
- la SSII envoie une équipe RH accompagnée d'opérationnels et de commerciaux pour pouvoir faire passer tous les entretiens dans la même journée. L'objectif est de
repartir le soir avec un stock de CDI de loi française définitifs, et signés par des postulants qualifiés, au lieu de repartir avec des CV comme sur les salons habituels ;
- ces CDI permettent d'enclencher la procédure officielle de demande de permis de
travail, pour faire venir ces personnes en France (par exemple) ;
- les salaires demandés lors de ces entretiens par les tunisiens, à compétences égales,
permettent d'économiser 2 ans de progression salariale comparés aux
salaires habituellement demandés à l'embauche sur Paris. Les frais de l'opération
complète de recrutement sont défalqués du salaire des nouveaux
embauchés ;
- le délai d'obtention des permis de travail permet de mettre à profit ces 4
à 6 mois pour trouver une mission ou un projet pour cette personne. De
plus il est très facile pour la SSII de demander à la personne, si nécessaire, une
modification du contrat de travail pour changer
la date de rentrée en fonctions de quelques semaines... ou plus ;
- les compétences disponibles peuvent être de bons niveaux (2 ans
d'expérience réelle sur des technologies java récentes, esprit curieux,
parlant et écrivant un français impeccable).
- initialement les SSII qui avaient recours à ce dispositif étaient des
petites structures sur Paris ; typiquement pour 50
personnes interviewés (ciblées comme étant uniquement des personnes
en poste et expérimentées), la SSII repart avec 4 CDI pour prise de fonction quatre mois après.
Mais les SSII interessées par ce système sont rapidement devenues de plus en plus importantes, jusqu'au leaders du marché. Elles peuvent ainsi recruter 40
CDI de ce type d'un coup, juste après avoir gagné un gros deal... qu'elles ont remporté justement parce que leur prix était le plus bas des compétiteurs. Il y a là un effet pouvant amener à un basculement du marché, à une perte de positions commerciales auparavant solides, quelle que soit la qualité du service délivrée jusqu'ici.
Il est significatif aussi que désormais ces SSII n'ont pas recours à ce
système sous prétexte qu'il n'y aurait plus personne à recruter sur place, mais parce que les salaires demandés sont trop élevés, et que cela permet de
restaurer leur marge opérationnelle! Par effet domino, c'est en langage économique une dévaluation
compétitive forcée des salaires qui se met en place à l'échelle de la zone économique touchée.
Passons maintenant à l'autre volet : le défaut de gestion du risque financier par le fournisseur.
Si la pratique précédente s'effectuait en premier lieu au détriment des employés européens, celle-ci est au détriment de l'Administration, et au final des contribuables. Il s'agit ni plus ni moins que de prendre en otage les usagers des services publics sans que ceux-ci s'en rendent compte, au moins tant qu'on n'est pas rentré dans le contentieux.
Le fournisseur ne se contente pas de systématiser la demande d'avenants, par une absence manifeste de collaboration et une lecture jusqu'au-boutiste des termes du contrat signé, par des personnes spécialement affectées à cette fin sur chaque projet significatif. Cela se pratiquait depuis longtemps dans des sociétés où la culture de services était basée sur une recherche de profits maximum par ce biais. Elles sont connues de tous dans ce marché.
Non, désormais c'est bien un modèle de dumping qui se pratique, sous couvert d'une anticipation de revenus dans les années futures du contrat, ou d'autres contrats en cascade, et sans provisions financières. Plus le contrat est important au yeux de l'Administration, sur un sujet sensible, au plus cette pratique séduit certains: en effet ils se disent que la négociation d'avenants (comprenez: en expliquant que sinon le fournisseur arrête le projet, y compris à son détriment juridiquement parlant) sera facilitée : les pilotes du projet du côté de l'Administration seraient éclaboussés eux aussi par une telle conclusion, si le contentieux devient public. Dans ce bras de fer, ils plient en silence et signent les avenants sans faire de bruits, au cours du projet... y compris en allant au bout du compte jusqu'à dépasser le prix des offres concurrentes initiales, écartées puisque moins compétitives mais ô combien plus honnêtes.
Dans cette optique de distorsion des règles, les recours par les compétiteurs éconduits n'existent pas. Les audits comme ceux de la Cour des Comptes auront grande difficulté à prouver ces pratiques, où il est facile de commander de ci, de là, quelques Unités d'Oeuvre en plus. On ne parle pas en milliards sur ces marchés mais quand même en dizaines de millions d'€ pour les plus gros.
Là où l'on atteint l'effet subprime, c'est dans l'emballement de la mécanique: dans le vent de la crise, le recours à ces distorsions peut devenir une pratique managériale systématique, par l'appât du gain à court terme. La pratique du risque se renforce, s'institutionnalise brusquement, avec toujours aussi peu de provisions ou de gestion prévisionnelle du staffing. En quelques mois, de nombreux deals peuvent être gagnés par un seul compétiteur, qui sera alors dans l'impossibilité de délivrer les services sur tous les marchés gagnés par manque de personnel, puisque le marché du travail (mobilité) est beaucoup moins fluide, surtout en temps de crise. Ainsi l'Administration, qui aura beaucoup de mal à refuser ces devis si peu chers suivant la règle de "mieux-disance", peut se retrouver rapidement prise au piège de l'appât du gain de fournisseurs malhonnêtes sur des marchés particulièrement importants pour nous tous, citoyens et usagers.