Concrétisation de la vision élaborée par le LEAP et Franck Biancheri sur la construction dès à présent du monde de demain qui ne doit pas se réaliser sans les citoyens, ces séminaires sont un moment privilégié pour la société civile, au delà de l'établissement des réseaux et des programmes communs, de réunir les éléments permettant une anticipation politique représentative de notre monde multipolaire, lequel se renforce au quotidien. Si le moyen est une collaboration ouverte pour comprendre les facettes culturelles et tendances de fond qui façonnent actuellement le monde de demain, l'enjeu est aussi de proposer des outils et des clés de décision pour les représentants politiques, et pour les citoyens. C'est donc aussi un effort de vigilance concerté, aussi bien pour les uns que pour les autres. C'est nourrir la réflexion commune, contribuer à construire ensemble la route, car les seules choses écrites à l'avance ce sont celles dans lesquelles nous ne impliquons pas.
J'ai eu l'opportunité de présenter à cette occasion une intervention lors du thème "Vers le développement de réseaux thématiques Euro-BRICS, dans le domaine scientifique et technologique", dont voici ci-dessous le texte intégral. Elle se situe dans le prolongement de ce que j'ai déjà publié au sujet de la crise scientifique : Une théorie et un homme en crise; et La démocratie scientifique comme réponse à la crise scientifique.
Les réseaux Euro-BRICS comme réponse à la crise scientifique.
Madame
la Présidente, Monsieur l’Ambassadeur, Chers collègues, Mesdames, Messieurs,
Je
souhaite cibler mon intervention en argumentant pourquoi
la création ou le renforcement de réseaux
Euro-BRICS est un élément crucial pour sortir dans un élan commun de la
crise, prise ici dans toutes ses dimensions.
L’effet
accélérateur de cette crise met en évidence la conjonction avec une profonde
crise scientifique. J’ai ainsi souhaité m’appuyer sur un rapide constat
effectué dans trois disciplines scientifiques, choisies parmi les plus porteuses
pour notre avenir : la cosmologie; l’économie ;
et enfin le développement de nouvelles sources d’énergie.
I/ Concernant la cosmologie
Il
faut tout d’abord bien comprendre l’intérêt majeur de cette discipline pour
l’humanité. Pour ne prendre que la civilisation européenne, depuis Ptolémée,
Galilée, puis Newton, Einstein, les révolutions dans le domaine de la
cosmologie ont énormément d'influence culturelle sur tous les peuples. En
particulier, c'est parce que ces révolutions vont de pair avec une refonte de
la physique fondamentale, et en résumé de la conception géométrique de
l’univers. Par ce biais, la compréhension de l'infiniment grand et lointain
nous éclaire en retour sur l'infiniment petit et proche. De manière simplifiée,
cette révolution se propage ainsi de la physique la plus mathématique à la
cosmologie, à la physique des particules puis à la maîtrise conceptuelle des
interactions présentes à ces échelles, c’est à dire les sciences
expérimentales; puis à la technologie qui vient outiller ces manipulations
conceptuellement maîtrisées.
En
1997, l’astrophysicien Jean-Pierre Petit publiait « On a perdu la moitié
de l’univers » dans lequel il détaillait les limites, impasses et contradictions extraordinairement
profondes du modèle cosmologique dit « standard », associé à la
théorie dite des cordes.
En
2006 Lee Smolin a publié « Rien ne va plus en physique ! » [2].
Ce
livre retrace trois décennies de ce qu'on pourrait qualifier de recherche
forcenée menée par des milliers de chercheurs pour tenter de donner un nouveau
souffle à la physique théorique. Il existait à ce jour plus de 100 000
publications dans le domaine de la théorie des cordes !
Smolin
met en évidence :
- d’une part que cette théorie n’a encore jamais apporté le moindre résultat ou prédiction concrète ; mais aussi que cette théorie n’est pas scientifiquement réfutable. Il n’existe pas d’expérience accessible qui puisse prouver ses prédictions (ou bien en utilisant 1 million de milliard de fois l’énergie du LHC, dont les équipes au CERN ont découvert récemment le boson de Higgs).
Pour
Smolin en particulier cette démarche de réfutabilité est incontournable. Pour
les partisans de la théorie des cordes, elle est simplement dépassée. Ils
proclament par exemple comme justification "si ça n'est pas vrai, au moins c'est beau". Avec ces gens la science s’est perdue dans la simple esthétique.
- D’autre part qu’un résultat fondamental publié en 1992 [3], et base de presque tous les travaux postérieurs dans cette discipline, n’était pas utilisé de manière mathématiquement correcte, et remet en cause l’intérêt de la quasi-totalité des travaux effectués depuis lors.
Alain
Connes, médaille Fields, a ainsi écrit dans la préface :
« Il y a là un réel problème, car la science n'avance pas sans confrontation avec la réalité. Il est parfaitement normal de laisser du temps à une théorie en gestation pour se développer sans pression extérieure. Il n'est pas contre pas normal qu'une théorie ait acquis le monopole de la physique théorique sans jamais la moindre confrontation avec la nature et les résultats expérimentaux (...). Il n'est pas sain que ce monopole prive des jeunes chercheurs de la possibilité de choisir d'autres voies, et que certains leaders de la théorie des cordes soient à ce point assurés de la domination sociologique, qu'ils puissent dire : ‘si une autre théorie réussit là où nous avons échoué, nous l'appellerons théorie des cordes’. »
Jean-Pierre Petit, initiateur d’une cosmologie alternative et féconde [1], a souligné peu
après :
« Même pour quelqu'un comme Woit [4], une idée nouvelle ne pourrait émerger que "du sérail", de l'université de Columbia, ou de Princeton. Comment pourrais-je, moi, Français, retenir une seule seconde l'attention de ces gens ? »
Philip
Anderson, prix Nobel de physique, a lui écrit à propos de la théorie des cordes
:
« Ce que je pense c'est que c'est la première fois depuis des siècles qu'une qu'on se trouve en science face à une démarche pré-Baconienne, qui n'est pas guidée par l'expérimentation. On propose un modèle de la Nature en souhaitant qu'elle s'y conforme et non en cherchant à s'approcher plus près du réel. Il est peu probable que la Nature se conforme à ce qui n'est autre qu'un souhait de notre part.
Ce qui est triste, comme certains jeunes théoriciens me l'ont expliqué, c'est que ce secteur est si développé que c'est devenu une activité à plein temps, auto-suffisante. Ceci signifie de d'autres directions ne seront pas explorées par de jeunes chercheurs imaginatifs et que toute carrière tentant de se situer en dehors de ce domaine sera bloquée. »
On
constate combien le parallèle avec les dogmes de l’économie néolibérale est
frappant.
II / le débat en Économie
Le professeur Jacques Généreux a dénoncé en 2001 dans les Vraies Lois de l’Économie [5] la dérive scientiste du courant néolibéral, dominant en économie [6]. Il montre surtout par une simple étude bibliographique combien tous les
éléments les plus fondamentaux de la théorie néolibérale (équilibre général des
marchés initié par Walras) sont contraires à la réalité (homogénéité des
produits, rendements factoriels constants, concurrence pure et parfaite,
absence de cout fixe de production, équivalence de tous les acteurs, mobilité
instantanée des personnes, absence de prise en compte du temps, et aussi
atteinte de l’équilibre entre offre et demande par tâtonnement du marché…). Ces
résultats ont été publiés depuis la fin des années 70 pour la plupart.
Pourtant, combien d’économistes et de décideurs travaillent encore en utilisant ces conceptions
dépassées ?
La
discipline de l’économie doit rendre au final un seul service : celui de
l’aide à la décision, en proposant des outils conceptuels performants pour
anticiper les situations à venir. Généreux, et Granger avant lui, ont argumenté
qu’il n’existe pas de lois en économie au même sens que les lois en physique.
En économie, les seules lois valables sont les lois décidées par les hommes.
D’où la nécessité de développer l’économie politique. Les lois du marché ne
sont en réalité que des croyances.
Nous
pouvons reprendre le discours qu'a récemment écrit le professeur Jean Gadrey à propos
de la crise faisant rage dans la discipline de l'économie [7] pour l’étendre au domaine scientifique (au moins dans les disciplines
mentionnées ici), ce qui donne :
«
Le débat, de nature collective, devrait se dérouler d’une part au sein des
associations de scientifiques, d’autre part dans tous les lieux, services
publics, médias et associations où la démocratie scientifique et l’information
scientifique sont considérées comme des biens communs à défendre.
Je
crois en effet que les principales questions s’expriment moins en termes de
conflits d’intérêts (bien que cette question reste à débattre) qu’en termes de PLURALISME,
DE CONNIVENCE et de FORMATION DES CROYANCES SCIENTIFIQUES. Elles relèvent de la
sociologie, des sciences politiques, de la philosophie morale et politique, de
l’éthique professionnelle, plus que du droit et de la science.»
Un
premier pas vers l’établissement de nouveaux lieux de discussions en économie
est réalisé depuis mai 2011 avec la World Economics Association. [8] Signe d'une transparence accrue, il annonce à mes yeux une nécessaire et attendue démocratisation de la science.
III / Le développement des nouvelles sources d’énergie
Pour
terminer, dans le domaine des nouvelles énergies, qui est sans doute
le plus directement à même de modifier rapidement notre conception de l’avenir
de l’humanité, les nouvelles idées porteuses peinent aussi énormément à
émerger, victimes de groupes d’intérêts puissants. Je citerai par
exemple :
- les centrales utilisant la concentration solaire et des sels fondus caloporteurs, bien plus efficaces et écologiques que les panneaux solaires qui fleurissent, ou les centrales nucléaires ;[9]
- la maîtrise de la magnétohydrodynamique (MHD) pour tout type de transport à vitesse hypersonique avec les technologies d’aujourd’hui; ce domaine a disparu des universités, capté pendant 30 ans par des recherches exclusivement militaires et secrètes, et commence à peine à revenir dans le domaine civil.
- la maîtrise de la fusion par champs pulsés à haute fréquence (technologie des « Z-pinches »[10]), découverte en 2006, peut permettre une nouvelle révolution énergétique. Ce domaine de recherche est lui aussi en train de passer complètement sous le contrôle militaire mais des colloques scientifiques internationaux ont encore lieu tous les deux ans ; hélas l’Europe y est très peu représentée. Cette filière représente une alternative à ITER tout à fait intéressante, sachant que les faiblesses de conception font de ce dernier un projet sans issue (notamment à cause du phénomène des disruptions) en termes de coûts, de délai et surtout de fiabilité.[11]
Ici en particulier, on assiste à la captation des budgets de recherche colossaux (15 milliards d’€) qui assèche les autres disciplines. Il faut défendre la voix d’idées alternatives tout à fait crédibles, dont le développement ne requiert qu'une faible fraction du budget d’ITER.
La démocratie scientifique comme réponse à la crise scientifique
Mon
propos est bien de mettre en rapport la crise scientifique avec son groupe
social actuellement dominant : la communauté scientifique, et de constater
ses faiblesses. Les
problèmes les plus aigus de cette communauté scientifique sont en résumé:
- 1- absence de vraie confrontation ouverte des idées entre les chapelles ; au mieux chacune s'ignore et verse dans le copinage, au pire (quand une de ces chapelles devient socialement dominante) on organise honteusement la calomnie, le discrédit gratuit, la censure, l’étouffement, et l’éviction. De nombreux cas sont bien connus en France, le dernier ayant conduit cette année la justice à condamner un astrophysicien spécialiste de la théorie des cordes.[12]
- 2- absence de vrai dialogue entre le reste de la société et les scientifiques ;
- 3- absence de contrôle démocratique des stratégies de recherche, régulièrement aux mains de technocrates ou de décideurs à la vision très étroite. La science est un bien commun et un instrument au service des citoyens, dans les nombreux défis de l’humanité qui s’accumulent.
Au-delà
de la perte profonde d'éthique scientifique d’une partie des acteurs en
position dominante, c’est bien un signe que cette communauté n’est plus en état
de gérer efficacement en son sein l’émergence de nouvelles idées scientifiques,
de nouvelles conceptions, de nouveaux paradigmes.
L’organisation actuelle de ce
corps social est un frein à l'émergence de nouveaux modèles féconds, hélas au
moment où l'humanité en a le plus besoin. Pour dénouer cette situation, un essor
des réseaux scientifiques Euro-BRICS, dégagée de l’influence monopolaire anglo-saxonne et
des acteurs actuels en pouvoir de blocage, est nécessaire. Il ne s’agit pas de
construire de nouvelles institutions de recherche, mais bien en priorité
d’offrir des nouveaux lieux d’expression, d’échanges, de traduction et de
diffusion, et des nouveaux réseaux pour faire émerger des idées nouvelles
sereinement débattues.
Dr. Bruno Paul, 27/09/2012
Références :
[1] a) Disponible sur Amazon en français. For english readers,
most of this content is available in The Dark Side of the Universe and The twin universes. For reading this content in many others languages,
please browse http://www.savoir-sans-frontieres.com ;
b) International Conference on Astrophysics and
Cosmology « Where is the matter ? », Marseille, 06/2001; see also others previous related scientific publications and the 12/2007 publication about Bigravity as an interpretation of the cosmic acceleration.
[3] La finitude mathématique
de la théorie des cordes.
[4] Qui a pourtant lui aussi
publié en 2006 un
livre très critique sur la théorie des cordes.
[7] « Liaisons
dangereuses, c’est le printemps ! », Alternatives Économiques,
03/2012.
[8] On
lira en particulier l’article fondateur de la WEA : “How to bring economics into the 3rd millennium by 2020”, real-world economics review, issue no. 54, 27 September 2010, pp. 89-102.
[9] a) Des générateurs de vapeur
solaire sont déjà commercialisés par AREVA ;
b) Technology White Paper on Solar Energy Potential on the U.S. Outer Continental Shelf, U.S. Department of the Interior, 05/2006 ;
c) « Gemasolar
: une centrale solaire capable de produire de l'énergie la nuit »,
Maxisciences, 06/2011 ;
d) « Making light work of it: The world's
first solar power station that generates electricity at NIGHT », DailyMail, 06/2011 ;
[11] « ITER, Chronique
d'une faillite annoncée », JP Petit, 10/2011 ; also available in english, espanol, italiano, russe.
[12] « Bogdanoff et parquet versus Riazuelo: le jugement », Science21/Courrier International, 04/2012
En complément sur le thème de l'énergie: un article à lire : "Les Z-machines permettent d’envisager une fusion nucléaire pratiquement sans déchets".
RépondreSupprimer2 references about the scientific crisis into the economics field :
RépondreSupprimerThe financial cycle and macroeconomics: What have we learnt?, BIS, 12/2012
BIS hails a heretical revolution, 01/2013
"So academic economics departments have a core of dissidents within them, and even at the most conservative of institutions – since every now and then a neoclassical economist will spontaneously transmute into a critic."
A Bruno Paul
RépondreSupprimerPermettez moi de penser que vous ne pouvez en aucun cas décider de questions scientifiques évolutives en quelques phrases, comme vous le faites en matière de cosmologie ou d’énergie de fusion. Moins encore en évoquant l’”autorité” plus que controversée de JP Petit.
Cette façon de faire ne nous fera certainement pas prendre au sérieux par d’éventuels lecteurs du Brics.
En tous cas, au nom de mon groupe Automates Intelligents, je ne vous suivrai pas.
Cordialement
@JPBaquiast :
RépondreSupprimerJe crains que vous ne m'ayez mal lu, ou mal compris. Il ne s'agit absolument pas d'une simple prise de position personnelle, qui mériterait votre remarque. Je ne décide rien. J'observe, je comprends les moyens scientifiques mis en oeuvre parce que je possède la culture pour le faire. C'est uniquement sur ces bases que je m'exprime. Lisez les références citées dans mon article si vous voulez continuer à argumenter sur le fait que j'ai scientifiquement tort.
Le fait qu'il existe une controverse à propos de la personne de JP Petit n'est pas du tout un argument puisqu'il n'existe pas la moindre controverse à propos de ses travaux et publications scientifiques, qui sont les seuls éléments que je prends en compte - et vous devriez en faire autant.
Toute caution de grands travaux dans une filiere scientifiquement condamnée comme ITER, (alors que ce domaine particulier des nouvelles énergies est absolument crucial comme je l'ai expliqué) est politiquement et stratégiquement suicidaire, au minimum. Cette façon de faire ne vous fera certainement pas prendre au sérieux par d’éventuels lecteurs de vos publications.
Je respecte néanmoins votre position. Elle est courante. Mais elle n'est ni courageuse, ni clairvoyante, ni scientifiquement rigoureuse, et ne sera donc couronnée d'aucun succès ni porteuse d'aucun élan de changement.