2013/06/20

Yves Cochet et la conscience sociale

L'Institut Momentum est depuis 2011 un groupe de réflexion sur la décroissance, dans un contexte de crise écologique globale. Yves Cochet en est l'un des acteurs les plus connus. 

Le 28 septembre dernier, il a animé un séminaire où l'on trouve ceci (pdf p9) :

"La totalité des rapports sociaux entre humains est fondée sur une interaction cognitive (l'interaction spéculaire) qui émerge nécessairement lorsque des individus se rencontrent et qui constitue simultanément leur être-au-monde par une boucle incessante entre l'individu et son environnement. L'être humain est tout à la fois modelé par le monde qui lui préexiste et modélisateur du monde par les actions qu'il entreprend. Certes, comme chez Girard, cette boucle est alimentée par l'imitation mais, dans la spécularité, cette imitation est aussi bien imitation du même qu'imitation de la différence, mimésis duplicative et mimésis différentielle. La spécularité concerne les entrecroisements des représentations du monde que chacun élabore progressivement dans l'intersubjectivité avec autrui et avec les tiers. L'enfant (et l'adulte !), doté de cette faculté de modéliser le monde, apprend aussi bien à imiter les autres qu'à s'en distinguer. Il possède ainsi un ensemble de représentations du monde, notamment une représentation de lui-même aux yeux des autres (les autres sont nos miroirs, ce qu'indique le qualificatif "spéculaire"). Au sein d'une communauté humaine, chacun étant placé dans la même position que les autres, la mimésis duplicative tend à rapprocher les représentations du monde des uns et des autres, en particulier la représentation que les autres ont de ma représentation du monde, de telle sorte que les réactions des autres à mes gestes ne soient pas imprévisibles, voire dangereuses. La mimésis duplicative tend à unifier ainsi la communauté autour de valeurs, de principes et de comportements communs. Dans le même temps, la mimésis différentielle (le principe de distinction, eut dit Pierre Bourdieu) garantit la diversité sans laquelle l'indifférenciation contagieuse créerait un chaos social de purs rivaux, une violence générale dans la communauté, « la guerre de tous contre tous » écrivait Thomas Hobbes. (Y. Cochet in Entropia 13, 2012) Une des modalités de l’interaction spéculaire est la contagion par la mimésis duplicative, c’est-à-dire l’imitation mutuelle massive au sein d’un groupe." 

Cette interaction cognitive est une des composantes essentielles de ce que j'appelle la conscience sociale

La suite du séminaire traite de l'effondrement systémique mondial. Si les relations schématisées sont intéressantes à explorer, je ne suis pas en accord avec tous les points expliqués, pour deux points essentiels et incontournables:
  • 1) le système monde ne se modélise pas de manière homogène, il faut impérativement rajouter une dimension géospatiale. Les premières conséquences de la crise apparue en 2007 ont bien mis en évidence la dislocation géopolitique mondiale, mouvement à contre pied de la globalisation.
  • 2)  il faudrait très fortement nuancer l'hypothèse "Au sein d'une communauté humaine, chacun étant placé dans la même position que les autres". A la dimension géospatiale je propose de rajouter une dimension d'"empreinte sociale". Cette empreinte est le fruit des nécessaires rapports humains que nous devons tisser et entretenir. C'est une mesure du tissu collectif. Il a peu de choses à voir avec la densité de population, mais davantage avec la densité des rapports humains pour entretenir le collectif et notre rôle dans ce collectif. Cette empreinte sociale est le facteur clé qui détermine si un collectif trouve une solution à sa survie. Pensez à une catastrophe qui se produirait dans une région habitée par les touaregs nomades, et une catastrophe, touchant au départ le même pourcentage de la population, cette fois à Los Angeles par exemple. Où se trouve l'empreinte sociale la plus forte ?
Cette empreinte sociale est aussi un produit lentement accumulé par la culture d'un peuple. C'est pourquoi les peuples anciens méritent toute notre attention, en plus de notre respect.
C'est aussi la raison pour laquelle l'anticipation concernant la zone euro est défaillante dans le cas de Paul Jorion (reprise par Y. Cochet dans ce séminaire). Il ne peut y avoir ici de bonne anticipation sans la dimension politique.

2013/06/18

Le marché des Bons du Trésor US, 2013 Q1

La dernière mise à jour le 14 juin des montants des investissements dans les Bons du Trésor US a apporté son lot de petites surprises. Ce marché est rapidement devenu depuis 1971 le point pivotal du système financier international, c'est pourquoi nous le suivons de très près pour vérifier la qualité de nos anticipations politiques.


Commençons par les obligations (US Treasury securities ou UST) détenues par les investisseurs étrangers à fin avril. On remarque tout de suite que entre mars et avril :
  • le montant total des Bons du Trésor US détenu par des institutions officielles étrangères, typiquement les banques centrales, dans le monde a baissé (For. Official passe à 4062.2 et précédemment 4090.7 milliards de dollar). Il faut remonter à 2006 pour constater un tel évènement :
Source: Bianco Research
  • les investisseurs dans les 38 pays (ou groupe de pays) possédant le plus d'UST ont tous réduit leur exposition aux Bons du Trésor US (somme des investisseurs privés comme les hedge funds, et des investisseurs officiels), à l'exception des pays suivants: exportateurs de pétrole hors Russie; UK; Irlande; France; Turquie; Australie; et dans une mesure beaucoup plus faible: Colombie; Afrique du Sud. Les medias chinois en parle. On voit ici nettement la sphère d'influence anglo-américaine et les effets de la guerre monétaire sur l'Australie, mais que fait donc la France dans ce lot? 
  • inévitablement, le montant total des Bons du Trésor US détenu par les investisseurs étrangers dans le monde a baissé (Grand Total passe à 5670.8 et précédemment 5740.4 milliards de dollar)
Certains "analystes" ont expliqué ces mouvements de vente par le fait que les taux des Bons du Trésor avaient grimpé. Or regardons ci-dessous ce qu'il en est: les dates ne concordent pas, les taux ont monté à partir du 30 Avril seulement.
Evolution du taux de l'obligation à 10 ans entre 2012-12-14 et 2013-06-14

Evolution du taux de l'obligation à 10 ans avec mise à jour quotidienne sur un an glissant

Mais au fait qui donc a acquis ce qui a été vendu ? Forcément les investisseurs domestiques US. Notamment la Fed :
Mise à jour hebdomadaire

Les données FoF sont publiées trimestriellement, donc il va falloir attendre le Rapport Q2 pour avoir plus de détail. Le Q1 vient juste d'être publié. A ce sujet, on remarque autre chose d'intéressant sur la détention des UST:

Source: Flow of Funds Report 2013 Q1, table L.209

Regardez la ligne 39. Brokers and Dealers: les plus grosses banques du marché primaire des UST ont tranquillement écoulé 18% de tous leurs avoirs en UST au premier trimestre... avant la moindre remontée des taux longs, donc avant la baisse du prix des UST. Belle opération... pour eux! Pour l'explication de ce que ca pourrait bien cacher, (re)lisez d'abord l'épisode précédent: Operation Deceit.

Il faut bien comprendre que des taux d'intérêt des UST qui ne seraient pas manipulés "contrôlés" grimperaient en flèche, ce qui signerait l'arrêt cardiaque de l'économie financière US. La perspective de ne plus pouvoir assurer le service de leur dette publique ou le renouvellement du financement de leur dette (risque lié au "rolling" des UST court terme) les oblige à un seul chemin: le contrôle toujours plus marqué sur les taux longs. Ce contrôle permet aussi par leur baisse régulière d'assurer des plus-values régulières aux investisseurs, et donc de retenir les derniers acheteurs encore sur ce marché (à part la Fed).

Dernière innovation à attendre en la matière: les Bons du Trésor à taux variable (Treasury Floatting-Rate Notes ou FRN). L'objectif la aussi est d'échanger les UST à taux fixe encore dans les mains des investisseurs par des UST à taux variable. On sent là une gestion tout à fait saine du risque systémique. Ou comment élever des termites dans la poutre du faîte de votre toît.
Les prochaines interviews des gestionnaires de fonds à ce sujet: "Une excellente opération on vous dit. Mais oui, sans risque (pour moi), pensez-donc. Il n'y a que des avantages. Tenez on a même pensé à protéger votre taux si le taux de référence 13-week UST devenait négatif."



2013/05/31

Operation Deceit

 Do you remember Operation Twist Redux from the Fed?

It seems to me that the Fed just launched another Op, but kept silent about this one. They let Goldman Sachs announce it on behalf of them.

Let me explain: I think Fed has an ever growing appetite for long-term US Treasury, as explained previously (la géoéconomie des Bons du Trésor U.S., in french). Previously on Desperate Fed, they swapped their short-term UST to buy long-term ones. Let see the graph for the shares of UST with different maturities held by the Fed since 2003:

U.S. Treasury held by the Fed, by maturity slice  [blue: maturing in over 10Y; red: over 5Y to 10Y; green: over 1Y to 5Y; orange: over 3M to 1Y; violet: over 15d to 3M; grey: up to 15d] over U.S. Treasury (all maturities), in %, lhs; purple: 10-Y UST yield, rhs; updated weekly

This replacement of short-term treasuries by long-term bonds has begun since december 2007. After Operation Twist Redux, no very short term treasuries remained, and medium term 1Y to 5Y maturities were historically at their lowest (22%). Swap must end, and Fed should buy LT treasuries on the secondary market... but the others current UST holders do not want to sell them because of the always declining yields since 10 years (means price is up). 
The largest UST holders are currently :
  • Rest of the world -- Official institutions : 34.5% of UST shares (in notional value)
  • Fed (not including SSTF special issues) : 14.4% 
  • Rest of the world -- Private investors (i.e. foreign hedge funds) : 13.4%
  • Household sector, not including Savings Bonds -- (i.e. domestic hedge funds, private eq. funds) : 7.4%
  • Money market mutual funds : 4.0%
  • State and local gov. : 1.9%
What better to do then, but to deceit private investors (funds) to make them sell their UST? 
If we follow the new trend in yields since some days (graph below), UST prices are down and this will make the portfolio managers uncomfortable at the end of the second quarter; GS gently advice them to sell before being hurt. But... who will buy them if many obey, except the Fed and its primary dealer banks who know what's behind this move? 

UST yields for different maturities since 2006; updated daily

Let's wait until the end of Q2 (or Q3, depending on the success and duration of this Op) and have a look then on the TREAST graph of maturity slices to verify my hypothesis: shares of long term UST should have increased. And yields will decreased again.

2013/05/11

Bernard Stiegler et l'anticipation politique

 

Bernard Stiegler (nda: il est décédé en 2020, 7 ans après la publication de cet article) est très certainement l'un des intellectuels les plus marquants dans le monde depuis les années 90. 
  • D'abord par son parcours et son entrée dans la philosophie particulièrement révélateurs de la naissance et du développement d'une pensée originale et fertile; 
  • Mais aussi et surtout parce que son oeuvre philosophique s'attaque à une question fondamentale mais jamais posée auparavant: comment préserver les systèmes sociaux de leur destruction par le système technique? Stiegler propose une approche  de la conception intégrée de l'homme et de la technique, qui impose donc l'indispensable création et développement de nouvelles disciplines de l'esprit, qu'il désigne comme des thérapeutiques (et pas seulement éthique) d'emploi de la pharmacopée constituée par l'ensemble des techniques (Stiegler utilise le terme de pharmacologie). Je vous recommande vivement de lire à ce sujet l'essai "Etats de choc - Bêtise et savoir au XXIème siècle", paru aux Editions Mille et Une Nuits, février 2012;
    • Mais encore par son approche collaborative et transdisciplinaire, et parce qu'il s'intéresse à la question de la transindividuation, qui est l'enjeu de toute la démarche, en associant logiquement le volet de la technique aux volets psycho-sociaux. Il forme donc une proposition féconde pour caractériser ce que j'appelle l'état de conscience sociale. 
    Lorsque les techniques ou technologies sont mises au service de la prolétarisation et de la désindividuation, elles provoquent des court-circuits dans la transindividuation, elles délient les individus psychiques des circuits longs d’individuation, elles le rabattent sur un plan de subsistance en les coupant des plans de consistance. L’hypomnèse devient alors toxique.
    • Et enfin parce que son action et sa réflexion s'inscrivent de plus en plus dans une dimension politique, et pas seulement dans la perspective purement académique de créer une nouvelle école de pensée. Outre l'ambition légitime de refonder l'Université, il faut souligner aussi sa dénonciation de la dynamique néo-conservative, comment en témoigne son tout dernier ouvrage sur la "Pharmacologie du Front National".
    On lira ainsi avec intérêt un récent entretien publié par Politico, et sur lequel contenu nous partageons la même analyse... jusqu'à sa réponse à la dernière question posée, concernant les élections de 2017.

    Ici, il nous semble pour notre part que la réflexion de Bernard Stiegler se fait prendre de vitesse, et qu'il tombe dans un piège, victime d'un manque de méthode: si sa pensée a su développer une bonne analyse des conditions de développement passées du Front National, il prend un raccourci soudain pour exprimer non plus une analyse mais une simple conviction personnelle sur la situation en 2017, avec une assurance certaine. Ces propos sont aussi présents dans "Pharmacologie du Front National", et font l'objet d'un débat animé par Médiapart le 5 Avril avec l'auteur.

    Il nous semble que Stiegler a ici ignoré les conditions de formation d'une bonne anticipation politique, et de la nouvelle discipline d'esprit qu'elle nécessite. Il tombe donc dans le piège de l'interprétation personnelle des sophistes dénoncée par Platon, et participe alors ponctuellement, même si c'est de bonne foi, à la constitution d'une rétention tertiaire qui rajoute à la confusion généralisée.

    Plus généralement, toute la construction de Stiegler sur le système psycho-socio-technique et ses pharmacologies nous semble pouvoir être appliquée à l'objet de l'anticipation, et à ses diverses techniques. La méthode d'anticipation politique nous semble alors être une thérapeutique adéquate, et notamment parce qu'elle prend en compte par construction les phénomènes liés à la transindividuation, qui deviennent dominants dans l'évaluation d'une dynamique politique.

    Rappelons pour conclure que la situation politique en France en 2017 sera nécessairement fortement influencée par la situation de la zone Euro, par l'actuelle montée en puissance de la représentativité constituée par le Parlement Européen, et que ces situations ne pourront par exemple ignorer les évolutions majeures qui s'annoncent de l'autre côté de l'Atlantique, ni les sous-jacents de "l'extrême-droitisation de la société" (selon l'expression de Stiegler) que j'aborde. Tous ces facteurs ne sont pas analysés par Stiegler (ni par Todd, mais ce n'est pas une surprise; on remarquera d'ailleurs que ce dernier lors du débat sur Mediapart "anticipe une crise systémique globale", qui est littéralement le concept formé dès 2006 par le L.E.A.P. et vérifié depuis avec un succès certain; mais Todd l'eurosceptique, ne partageant pas du tout le même avis sur l'euro qui devait disparaître selon lui en 2012 -et chaque année depuis 1999 si on reprend ses interviews- ne pouvait citer le L.E.A.P. comme origine de son inspiration).

    2013/05/09

    What should an organisation do, that sees intellectual credibility, public opinion and economic opportunity slipping away from it?

    Richard Murphy has just published a blog post on  Ernst & Young report on country-by-country corporate taxes reporting, and discussed about the problems the Big Four have with transparency.

    In the comments, "Pellinor" disagrees with Murphy but do not argument at all why companies like EY would deliver a more solid audit than if  it is delivered by much more transparent organizations like CA, TJN. The question remains, as Murphy said, "when it comes to assessing the truth and fairness of the resulting reports."

    At the end, it is always the same thing: transparency has the unique virtue to smartly solve the dilemma: who will keep the keepers? Who will watch the watchers?
    With a transparent system, there is no difference between people watched and watchers. Everybody can potentially watch everybody, with several levels of attention. Transparency means a more social way to control and drive the economy. Transparency emphasizes social networks.

    And because transparency is a value on the uptrend (read my article about young europeans and the coming decade in Magazine of Political Anticipation #3), there is nothing EY or others can do to successfully oppose to this rise. Obviously more transparency in corporate taxes means a breaking trend in the oligopolistic market of accountancy. The only reasonable strategy to embrace for them is then to recognize this anticipated event as soon as possible and to build strategic partnerships with CA, TJN and others.