Affichage des articles dont le libellé est conférence. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est conférence. Afficher tous les articles

2013/08/20

Vers un nouveau système monétaire international (partie 1)

[A translation in English of Part. 1 is available here: Towards a resilient international monetary system.
La Partie 2 de cette série est disponible ici: L’age d’or de notre ère est l’age de l’or]

La crise de légitimité que traversent les institutions de la gouvernance mondiale mise à place après 1945 est en train d’aboutir à un effondrement pur et simple de l’ancien cadre de coopération internationale. Or rien à ce jour ne semble prêt à le remplacer en dehors d’une myriade de projets d’intégration régionale plus ou moins aboutis. 

Les entités régionales supra-nationales qui se constituent actuellement à marche forcée dans un contexte d’urgence croissante forment bel et bien les briques du monde multipolaire de demain. Ces intégrations sont certes une étape indispensable, mais sans un nouveau cadre de gouvernance « mondiale » capable de réunir harmonieusement ces nouvelles composantes, les conflits d’intérêt ne tarderont pas à les opposer et entraîneront vite le monde dans les logiques qui ont régné en Europe de la fin du XIX° siècle et durant la première moitié du XX° siècle.

Ces tensions, chacun peut dès aujourd'hui les voir déjà monter entre blocs sur les thèmes de l’accès aux matières premières, du commerce, des monnaies, le tout mettant sous haute pression la fragile paix mondiale et mettant en péril l’impressionnant développement des puissances émergentes et la longue période de prospérité des puissances occidentales.
Le prochain G20 qui doit se tenir à Moscou en septembre est la prochaine occasion que le monde se donne pour trouver des solutions aux difficultés croissantes que rencontre son équilibre. Or le temps presse… 

Le rapprochement stratégique Euro-BRICS 
Le Laboratoire Européen d'Anticipation Politique (LEAP) et l'Université MGIMO élaborent désormais depuis 2010 et au fil de séminaires des propositions concrètes pour un rapprochement stratégique Euro-BRICS devant permettre :
•  à l’Europe de se trouver plus résolument vers les dynamiques d’avenir que portent les BRICS 
•  et aux BRICS de trouver l’allié dont ils ont besoin pour pouvoir engager la réforme du système de gouvernance mondiale en leur faveur. 
De ce double développement simultané, le monde dans son ensemble a tout à gagner. 

Aussi le dernier séminaire du réseau Euro-BRICS qui s'est déroulé à Moscou les 23 et 24 Mai 2013 a abordé plusieurs thèmes porteurs de conflits majeurs auxquels le rapprochement Euro-BRICS apporterait des solutions, et parmi lesquels figurent les problématiques monétaires et commerciales.

Mon intervention avait pour titre : "Vers un système monétaire international résilient aux crises systémiques". 
Elle présentait une synthèse stratégique de la première partie de mes réflexions sur l'évolution du système monétaire international, qui concerne le court-terme. A sa lecture, son contenu (texte intégral ci-dessous) pourrait pourtant vous sembler trop avant-gardiste voire farfelu. Il n'en est rien. J'en veux pour preuve l'annonce en juillet dernier de l'utilisation de la zone spéciale de Qianhai à des fins d'innovation sur les flux financiers. Et dès juin, la Asian Development Bank, le Centre for International Governance Innovation et le Hong Kong Institute for Monetary Research ont publié une étude intitulée "A Practical Approach To International Monetary System Reform: Building Settlement Infrastructure For Regional Currencies" (initialement présentée en décembre 2012) et qui se situe exactement dans la stratégie que j'ai décrite.



Vers un système monétaire international résilient aux crises systémiques.

Bruno Paul, 23 mai 2013, Moscou, 4ème séminaire Euro-BRICS.

En avril 2010, les pays membre de la World Bank ont conclu un accord pour modifier sa gouvernance sévèrement critiquée. Le Congrès U.S. ne l’a pas encore ratifié.

Le 26 mars 2013 les BRICS ont annoncé l’ouverture en 2014 de leur propre banque de développement qui court-circuitera à terme la World Bank et d'un fond d'échanges doté de plus de 100 milliards d’USD.

En réponse à la question que j’ai posée à la conférence #futureecon du 19 Avril dernier organisée par le FMI, à propos de l’éventualité de la création d’un second FMI par les BRICS, l’inquiétude est reconnue par le directeur général adjoint du FMI, M. Min Zhu, et la question n’est pas tabou. Il faut rappeler ici que le monde a connu à l’entre deux-guerres une période d’utilisation de deux monnaies de réserves prépondérantes et utilisées à part quasi-égales : le dollar US et la livre sterling, chacune avec leur zone d’influence géographique.[5] Continuer à se projeter vers un système monétaire international unique et une monnaie de réserve unique n’est donc sans doute qu’un réflexe ou une habitude intellectuelle.

Les communiqués du FMI indiquent par ailleurs un engagement à une révision des quotes-parts d’ici janvier 2014, proposition défendue par les BRIC dès 2008.[1]

En avril et mai, les réunions du G20-Finance, de la World Bank, du FMI et du CMFI ont permis de mettre en évidence la très forte convergence des débats internationaux et d’un Consensus sur 3 principes clés: réformes de structure qui permettront de placer la dette sur une trajectoire viable, de réduction des déficits à moyen terme d’une part et des déséquilibres macro-économiques mondiaux d’autre part. Il s’agit explicitement de rétablir la résilience du système économique international. 

Précisons enfin que le communiqué du CMFI indique spécifiquement un engagement à s’abstenir de dévaluations compétitives.[6]

Il faut alors distinguer deux groupes de pays : ceux qui s’inscrivent réellement dans ce consensus, et ceux pour qui il ne s’agit que de mots. Une analyse factuelle de l’évolution des indicateurs macroéconomiques depuis 2008 jusqu'à ce jour nous autorise à isoler d’un côté le groupe des USA, Japon, et Royaume-Uni, et de l’autre côté celui de tous les autres pays du G20.
Les efforts de convergence budgétaire au sein de la zone euro sont en particulier remarquables. Le gouvernement économique intégré de la zone euro, avec un président nommé à sa tête qui serait chargé notamment d'une harmonisation de la fiscalité des pays membres et de prolonger le plan de lutte contre la fraude fiscale se précise chaque jour un peu plus, ces derniers jours par la voix officielle de François Hollande qui le souhaite d’ici 2015.
En face, sans avoir besoin de prononcer officiellement les termes de « dévaluation compétitive », l’arme du QE de la guerre monétaire a déjà permis au yen de perdre de manière continue 25% de sa valeur face au dollar, à l’euro, et au yuan depuis octobre 2012. Les analystes annoncent la poursuite de cette tendance tout au long de 2013.

Il faut donc constater à ce jour l’échec de la mission stratégique de surveillance financière par le FMI, dont les communiqués officiels cautionnent les pratiques des pays qui ne jouent pas le jeu multilatéral.

Ce constat a déjà poussé les acteurs BRICS à élaborer une stratégie commune de réforme du système monétaire international [4]. Je l’estime partagée par les décideurs de l’Euroland, et dans la logique d’un rapprochement Euro-BRICS. Rappelons les grands jalons de cette stratégie multilatérale:

- réforme et entrée en vigueur des quotes-parts et droits de vote au FMI en faveur des pays BRICS

- réforme du panier de monnaies constituant les SDR (avec le gramme d’or)

- création d’un marché très liquide et profond pour le commerce international basé sur les nouveaux SDR

- rééquilibrage lent des déséquilibres macroéconomiques mondiaux à moyen terme : c’est-à-dire 20 ans au strict minimum

Le mouvement politique sans précédent de la création par les BRICS d’une nouvelle banque de développement, loin d’apparaître comme étant un simple doublon, sert aussi à stimuler diplomatiquement l’avancée de la stratégie multilatérale. 

La question primordiale devient alors à mon sens : avons-nous à disposition le temps nécessaire pour assurer le succès de cette stratégie? Comme le dit l’introduction de notre séminaire: « le temps presse ». Nous avons publié dans le Magazine d’Anticipation Politique une analyse de la politique américaine en remontant sur plus d’un siècle, et nous montrons que la politique de keynésianisme militaire à l’œuvre dans ce pays conduit à une érosion de la démocratie, à un point aujourd'hui tel qu’une partie significative des citoyens états-uniens seront d’ici quelques années en lutte déclarée contre leur gouvernement fédéral. A la pression internationale va s’ajouter pour leur gouvernement un accroissement rapide de la pression domestique.[7]

Par ailleurs le rôle de dévoilement exercé par la crise systémique mondiale a été mis en œuvre :

- premièrement dans les bouleversements récents et anticipés du marché de l’or qui ont fait apparaître aux yeux de tous la manipulation du cours par l’intermédiaire des ventes à découvert de contrats "futures" sur le marché COMEX à NewYork, suivi du retrait immédiat de la quasi-totalité des seuls stocks éligibles d’or physique abrités par JPMorgan Chase, l’une des six sociétés qui se partagent ce marché du stockage d’or contrepartie des contrats "futures".

Source: ZeroHedge

En 2 jours, 400 t d’or ont ainsi disparu de ce marché.[3] Apparaît ensuite la perte de corrélation entre la cotation officielle de l’or (c’est-à-dire de l’or papier) et celle de l’or physique qui n’est désormais accessible qu’au moyen de l’addition d’une prime qui a très fortement augmentée, et très dépendante de l’approvisionnement local ; puis signalons enfin le record historique pour les importations d’or physique par les pays asiatiques au premier trimestre, dont 300 t pour la Chine.

Source: ZeroHedge

- Deuxièmement le dévoilement est évident dans les diffusions croissantes des listes de milliers de possesseurs de comptes bancaires dans les paradis fiscaux depuis 2007 (avec le Lichtenstein puis la Suisse [2]), dans les enquêtes que les Etats, y compris ceux de la sphère anglo-saxonne, sont alors obligés de diligenter, et finalement dans la régulation montante des envois automatiques de données à partir des banques des paradis fiscaux vers les Etats de résidence.

Ces dévoilements sont des facteurs majeurs d’accélération de la crise systémique globale, dans sa phase actuelle.

Il me parait dès lors indispensable non pas d’abandonner la stratégie multilatérale de réforme du système monétaire international, mais de la compléter rapidement par une autre initiative du groupe Euro-BRICS. Cette initiative se dessine dans la logique actuellement à l’œuvre de dislocation géopolitique mondiale, et je la nomme Initiative Multipolaire de Résilience Stratégique. Son but est de limiter les effets de la guerre monétaire, et de venir compléter l’utilisation des nombreux nouveaux swaps bilatéraux.

Notre proposition consiste à développer ou créer des Régions Administratives Spéciales pour chaque pays du groupe Euro-BRICS. Ces Régions seraient dédiées aux flux de marchandises échangés par chaque pays du groupe Euro-BRICS avec les Etats-Unis et le Japon, à l’image du statut existant pour Hong-Kong ou Macao. L’inclusion du Royaume-Uni dans cette liste de partenaires commerciaux spéciaux pourrait s’étudier également, mais le processus est rendu beaucoup plus long et incertain pour la zone Euro à cause de l’existence des traités européens. Une éventuelle sortie volontaire de l’EU27 par le Royaume-Uni remettrait à l’étude son inclusion dans cette liste.

Les pays Euro-BRICS n’effectueraient plus de paiements ou de vente de marchandises directement avec les Etats-Unis et le Japon ; Un transfert et une refacturation seraient obligatoirement effectués dans les Régions Administratives Spéciales (RAS). L’idée serait alors de pouvoir utiliser dans ces Régions une monnaie différente des monnaies des pays Euro-BRICS, de la même façon que le dollar de Hong-Kong n’est pas le Yuan ou le Renminbi. Précisons que nous nous intéressons pour l’instant seulement aux flux physiques, c’est-à-dire à la plus grande part de l’économie réelle. Les monnaies actuelles resteraient convertibles sur le marché mondial. Ces Régions Administratives Spéciales concentreraient le risque lié au commerce avec des pays présentant des fluctuations de taux d’échange des devises trop élevées. Les pays Euro-BRICS seraient en mesure de réguler à leur guise le taux de change entre leur devise et celle en vigueur au sein de leur propre RAS. Ces RAS seraient développées ou créées autour des ports principaux actuellement utilisés pour les échanges avec les USA et le Japon. L’installation d’activités financières non strictement indispensables (fonds privés…) y serait découragée.

Le commerce entre les pays Euro-BRICS ne doit pas être affecté par le développement de ces RAS, et si possible ne pas transiter par elles. Ces régions ne doivent servir qu’à dresser un mur de protection pour les échanges avec les pays qui ont prouvé leur manque de volonté à respecter jusqu'ici la gouvernance nécessaire à un dialogue multilatéral efficace.

Cependant, il est souhaitable que les échanges commerciaux au sein du groupe Euro-BRICS renforcent leur abandon du dollar comme devise de transaction, y compris pour les produits pétroliers. Les accords actuellement en vigueur devraient être modifiés dans ce sens. 

L’Initiative Multipolaire de Résilience Stratégique est très flexible. Chaque pays peut progresser à son rythme dans cette direction, respectant la nouvelle logique coopérative de la gouvernance globale résumée par l’expression d’Evgenia Obitchkina : celle de « la multipolarité dans la diversité ». [8]

L’avantage principal d’un tel « collier de perles » de RAS qui entourerait Etats-Unis et Japon, outre la réduction du risque de change lié au contrôle strict du taux de change et aux délais de refacturation qui peuvent être adaptées, réside dans la résilience du système en cas de défaut majeur d’institutions financières aux Etats Unis ou au Japon ; Pour le groupe Euro-BRICS, les structures financières de défaisance (Special Purpose Vehicles) seraient alors localisées dans ces RAS et le risque systémique y serait contenu, sans mettre en péril les entreprises et les dettes publiques des pays du groupe Euro-BRICS.

Cette initiative peut finalement se résumer de manière simple : il s’agit d’organiser et de réguler l’interface entre la zone dollar-yen et le reste du monde. Le périmètre économique et commercial du groupe Euro-BRICS est suffisant pour amorcer avec succès cette contention du risque systémique.

Dans une deuxième étape, on pourrait envisager un contrôle des flux de capitaux entre le groupe Euro-BRICS et celui formé par les USA et le Japon, mais ceci me parait moins prioritaire et peut être développé indépendamment. La crise asiatique de 97 et la crise de l’euro ont déjà permis de prendre conscience de la nécessaire mise en place d’importantes réserves de change ou de mécanisme de substitution pour amortir les crises monétaires ou un retrait brusque des capitaux par des sociétés américaines. 

Le monde de demain, mais aussi les perspectives visibles de sortie de cette crise dépendent dans une large mesure des qualités du nouveau système monétaire international et de sa meilleure stabilité. L’Initiative Multipolaire de Résilience Stratégique est un nouveau pas vers un système monétaire international dual résilient aux crises. Pour reprendre l’expression de Deng Xiaoping « Un monde, un système dual », voilà l’horizon vers lequel avancer. Comme le disait Richard Fuller, pour changer les choses, il s’agit non pas de combattre ce qui existe déjà mais de construire un nouveau modèle qui rendra l'ancien obsolète. La simple évocation de cette possibilité est déjà un argument diplomatique porteur pour renforcer l’efficacité de la stratégie multilatérale, ou l’accélérer. Cette Initiative porte en germe une réelle capacité d’influence politique pour le groupe Euro-BRICS, et une synergie croissante par l’effet de réseau.




[2] Peu après l’accord avec le FISC français est intervenu un accord entre UBS Suisse et les USA.
[3] K. Weiner a proposé peu après la tenue du séminaire Euro-BRICS une autre explication de ce fait. Elle est peu connue et mérite d'être mentionnée car elle nous semble digne d'intérêt.
[4] M. Otero-Iglesias, M. Zhang, EU-China Collaboration in the Reform of the International Monetary System, RCIF Working Paper No. 2012W07, 4/2012; M. Otero-Iglesias, China, the Euro and the Reform of the International Monetary System, 10/2012.
[5] C. R. Schenk, The Retirement of Sterling as a Reserve Currency after 1945: Lessons for the US Dollar?, Canadian Network for Economic History conference, 10/2009; B. Eichengreen, M. Flandreau, The rise and fall of the dollar, or when did the dollar replace sterling as the leading international currency?, NBER Working Paper 14154, 2008.
[6] Statement by Secretary Jacob J. Lew at the International Monetary Financial Committee (IMFC) Meeting, 04/2013.
[7] B. Paul, The inevitable counter-revolution of the American people, Magazine of Political Anticipation, n.8, 03/2013; Voir également la version longue de cet article en français: L'inévitable contre-révolution du peuple Américain, Conscience-Sociale.org, 03/2013.
[8] E. Obitchkina, « From the diplomacy of states to that of networks: powers and areas of interest », 3rd Euro-BRICS seminar, Cannes, 09/2012.

2013/06/25

#PRISM: voir avant, voir après

 J'ai eu le plaisir d'animer une session jeudi 20 à 13h lors de la dernière conférence Pas Sage en Seine 2013 (PSES2013), à propos de l'affaire #PRISM.

"Anticiper #PRISM et anticiper la suite de l'histoire : Le geste politique d'Edward Snowden avait été correctement anticipé dans un contexte de montée en puissance de l'hacktivisme aux U.S. Nous discuterons de l'utilisation de la méthode de l'anticipation politique pour cette analyse, et ce qu'elle nous apprend pour la suite de la transformation socio-politique en cours aux U.S."

Vous pouvez retrouver son enregistrement vidéo ici, et le support que j'ai utilisé ici. Il est diffusé sous CC BY SA. (Le micro ne fonctionnait pas toujours très bien, désolé pour la qualité du son.)

Un point important que l'on n'a pas abordé lors de cette session: l'implication du GCHQ et l'impact de cette information sur la politique intérieure du Royaume-Uni et sa relation avec l'Union Européenne.

2012/12/22

Les réseaux Euro-BRICS comme réponse à la crise scientifique

 Le Laboratoire Européen d'Anticipation Politique (LEAP) vient de publier la synthèse du troisième séminaire Euro-BRICS, organisé en partenariat avec l'Université MGIMO de Moscou (site en russeMGIMO UniversityInternational programs), ainsi que les recommendations à destination des décideurs politiques notamment du G20. Ce séminaire a réuni des intervenants de plusieurs pays de la zone euro (France, Allemagne, Belgique, Portugal, Pays-Bas) ainsi que de Russie, Chine, Brésil, Inde, Afrique du Sud. Voici le contenu du document en français et celui en anglais

Concrétisation de la vision élaborée par le LEAP et Franck Biancheri sur la construction dès à présent du monde de demain qui ne doit pas se réaliser sans les citoyens, ces séminaires sont un moment privilégié pour la société civile, au delà de l'établissement des réseaux et des programmes communs, de réunir les éléments permettant une anticipation politique représentative de notre monde multipolaire, lequel se renforce au quotidien. Si le moyen est une collaboration ouverte pour comprendre les facettes culturelles et tendances de fond qui façonnent actuellement le monde de demain, l'enjeu est aussi de proposer des outils et des clés de décision pour les représentants politiques, et pour les citoyens. C'est donc aussi un effort de vigilance concerté, aussi bien pour les uns que pour les autres. C'est nourrir la réflexion commune, contribuer à construire ensemble la route, car les seules choses écrites à l'avance ce sont celles dans lesquelles nous ne impliquons pas.

J'ai eu l'opportunité de présenter à cette occasion une intervention lors du thème "Vers le développement de réseaux thématiques Euro-BRICS, dans le domaine scientifique et technologique", dont voici ci-dessous le texte intégral. Elle se situe dans le prolongement de ce que j'ai déjà publié au sujet de la crise scientifique : Une théorie et un homme en crise; et La démocratie scientifique comme réponse à la crise scientifique


Les réseaux Euro-BRICS comme réponse à la crise scientifique.

Madame la Présidente, Monsieur l’Ambassadeur, Chers collègues, Mesdames, Messieurs,

Je souhaite cibler mon intervention en argumentant pourquoi la création ou le renforcement de réseaux  Euro-BRICS est un élément crucial pour sortir dans un élan commun de la crise, prise ici dans toutes ses dimensions.
L’effet accélérateur de cette crise met en évidence la conjonction avec une profonde crise scientifique. J’ai ainsi souhaité m’appuyer sur un rapide constat effectué dans trois disciplines scientifiques, choisies parmi les plus porteuses pour notre avenir : la cosmologie;  l’économie ; et enfin le développement de nouvelles sources d’énergie.

I/ Concernant la cosmologie

Il faut tout d’abord bien comprendre l’intérêt majeur de cette discipline pour l’humanité. Pour ne prendre que la civilisation européenne, depuis Ptolémée, Galilée, puis Newton, Einstein, les révolutions dans le domaine de la cosmologie ont énormément d'influence culturelle sur tous les peuples. En particulier, c'est parce que ces révolutions vont de pair avec une refonte de la physique fondamentale, et en résumé de la conception géométrique de l’univers. Par ce biais, la compréhension de l'infiniment grand et lointain nous éclaire en retour sur l'infiniment petit et proche. De manière simplifiée, cette révolution se propage ainsi de la physique la plus mathématique à la cosmologie, à la physique des particules puis à la maîtrise conceptuelle des interactions présentes à ces échelles, c’est à dire les sciences expérimentales; puis à la technologie qui vient outiller ces manipulations conceptuellement maîtrisées.

En 1997, l’astrophysicien Jean-Pierre Petit publiait « On a perdu la moitié de l’univers »  dans lequel il détaillait les limites, impasses et contradictions extraordinairement profondes du modèle cosmologique dit « standard », associé à la théorie dite des cordes.

En 2006 Lee Smolin a publié « Rien ne va plus en physique ! » [2].
Ce livre retrace trois décennies de ce qu'on pourrait qualifier de recherche forcenée menée par des milliers de chercheurs pour tenter de donner un nouveau souffle à la physique théorique. Il existait à ce jour plus de 100 000 publications dans le domaine de la théorie des cordes !
Smolin met en évidence :
  • d’une part que cette théorie n’a encore jamais apporté le moindre résultat ou prédiction concrète ; mais aussi que cette théorie n’est pas scientifiquement réfutable. Il n’existe pas d’expérience accessible qui puisse prouver ses prédictions (ou bien en utilisant 1 million de milliard de fois l’énergie du LHC, dont les équipes au CERN ont découvert récemment le boson de Higgs).
Pour Smolin en particulier cette démarche de réfutabilité est incontournable. Pour les partisans de la théorie des cordes, elle est simplement dépassée. Ils proclament par exemple comme justification "si ça n'est pas vrai, au moins c'est beau". Avec ces gens la science s’est perdue dans la simple esthétique.
  • D’autre part qu’un résultat fondamental publié en 1992 [3], et base de presque tous les travaux postérieurs dans cette discipline, n’était pas utilisé de manière mathématiquement correcte, et remet en cause l’intérêt de la quasi-totalité des travaux effectués depuis lors.

Alain Connes, médaille Fields, a ainsi écrit dans la préface : 
« Il y a là un réel problème, car la science n'avance pas sans confrontation avec la réalité. Il est parfaitement normal de laisser du temps à une théorie en gestation pour se développer sans pression extérieure. Il n'est pas contre pas normal qu'une théorie ait acquis le monopole de la physique théorique sans jamais la moindre confrontation avec la nature et les résultats expérimentaux (...). Il n'est pas sain que ce monopole prive des jeunes chercheurs de la possibilité de choisir d'autres voies, et que certains leaders de la théorie des cordes soient à ce point assurés de la domination sociologique, qu'ils puissent dire : ‘si une autre théorie réussit là où nous avons échoué, nous l'appellerons théorie des cordes’. »
Jean-Pierre Petit, initiateur d’une cosmologie alternative et féconde [1], a souligné peu après : 
« Même pour quelqu'un comme Woit  [4], une idée nouvelle ne pourrait émerger que "du sérail", de l'université de Columbia, ou de Princeton. Comment pourrais-je, moi, Français, retenir une seule seconde l'attention de ces gens ? »
Philip Anderson, prix Nobel de physique, a lui écrit à propos de la théorie des cordes : 
« Ce que je pense c'est que c'est la première fois depuis des siècles qu'une qu'on se trouve en science face à une démarche pré-Baconienne, qui n'est pas guidée par l'expérimentation. On propose un modèle de la Nature en souhaitant qu'elle s'y conforme et non en cherchant à s'approcher plus près du réel. Il est peu probable que la Nature se conforme à ce qui n'est autre qu'un souhait de notre part.

    Ce qui est triste, comme certains jeunes théoriciens me l'ont expliqué, c'est que ce secteur est si développé que c'est devenu une activité à plein temps, auto-suffisante. Ceci signifie de d'autres directions ne seront pas explorées par de jeunes chercheurs imaginatifs et que toute carrière tentant de se situer en dehors de ce domaine sera bloquée. »
On constate combien le parallèle avec les dogmes de l’économie néolibérale est frappant.

II / le débat en Économie

Le professeur Jacques Généreux a dénoncé en 2001 dans les Vraies Lois de l’Économie [5] la dérive scientiste du courant néolibéral, dominant en économie [6]. Il montre surtout par une simple étude bibliographique combien tous les éléments les plus fondamentaux de la théorie néolibérale (équilibre général des marchés initié par Walras) sont contraires à la réalité (homogénéité des produits, rendements factoriels constants, concurrence pure et parfaite, absence de cout fixe de production, équivalence de tous les acteurs, mobilité instantanée des personnes, absence de prise en compte du temps, et aussi atteinte de l’équilibre entre offre et demande par tâtonnement du marché…). Ces résultats ont été publiés depuis la fin des années 70 pour la plupart. Pourtant, combien d’économistes et de décideurs travaillent encore en utilisant ces conceptions dépassées ?

La discipline de l’économie doit rendre au final un seul service : celui de l’aide à la décision, en proposant des outils conceptuels performants pour anticiper les situations à venir. Généreux, et Granger avant lui, ont argumenté qu’il n’existe pas de lois en économie au même sens que les lois en physique. En économie, les seules lois valables sont les lois décidées par les hommes. D’où la nécessité de développer l’économie politique. Les lois du marché ne sont en réalité que des croyances.

Nous pouvons reprendre le discours qu'a récemment écrit le professeur Jean Gadrey à propos de la crise faisant rage dans la discipline de l'économie [7] pour l’étendre au domaine scientifique (au moins dans les disciplines mentionnées ici), ce qui donne :

« Le débat, de nature collective, devrait se dérouler d’une part au sein des associations de scientifiques, d’autre part dans tous les lieux, services publics, médias et associations où la démocratie scientifique et l’information scientifique sont considérées comme des biens communs à défendre.
Je crois en effet que les principales questions s’expriment moins en termes de conflits d’intérêts (bien que cette question reste à débattre) qu’en termes de PLURALISME, DE CONNIVENCE et de FORMATION DES CROYANCES SCIENTIFIQUES. Elles relèvent de la sociologie, des sciences politiques, de la philosophie morale et politique, de l’éthique professionnelle, plus que du droit et de la science.»

Un premier pas vers l’établissement de nouveaux lieux de discussions en économie est réalisé depuis mai 2011 avec la World Economics Association. [8] Signe d'une transparence accrue, il annonce à mes yeux une nécessaire et attendue démocratisation de la science.

III / Le développement des nouvelles sources d’énergie

Pour terminer, dans le domaine des nouvelles énergies, qui est sans doute le plus directement à même de modifier rapidement notre conception de l’avenir de l’humanité, les nouvelles idées porteuses peinent aussi énormément à émerger, victimes de groupes d’intérêts puissants. Je citerai par exemple :
  • les centrales utilisant la concentration solaire et des sels fondus caloporteurs, bien plus efficaces et écologiques que les panneaux solaires qui fleurissent, ou les centrales nucléaires ;[9]
  • la maîtrise de la magnétohydrodynamique (MHD) pour tout type de transport à vitesse hypersonique avec les technologies d’aujourd’hui; ce domaine a disparu des universités, capté pendant 30 ans par des recherches exclusivement militaires et secrètes, et commence à peine à revenir dans le domaine civil.
  • la maîtrise de la fusion par champs pulsés à haute fréquence (technologie des « Z-pinches »[10]), découverte en 2006, peut permettre une nouvelle révolution énergétique. Ce domaine de recherche est lui aussi en train de passer complètement sous le contrôle militaire mais des colloques scientifiques internationaux ont encore lieu tous les deux ans ; hélas l’Europe y est très peu représentée. Cette filière représente une alternative à ITER tout à fait intéressante, sachant que les faiblesses de conception font de ce dernier un projet sans issue (notamment à cause du phénomène des disruptions) en termes de coûts, de délai et surtout de fiabilité.[11] 
Ici en particulier, on assiste à la captation des budgets de recherche colossaux (15 milliards d’€) qui assèche les autres disciplines. Il faut défendre la voix d’idées alternatives tout à fait crédibles, dont le développement ne requiert qu'une faible fraction du budget d’ITER.

La démocratie scientifique comme réponse à la crise scientifique

Mon propos est bien de mettre en rapport la crise scientifique avec son groupe social actuellement dominant : la communauté scientifique, et de constater ses faiblesses. Les problèmes les plus aigus de cette communauté scientifique sont en résumé:
  • 1- absence de vraie confrontation ouverte des idées entre les chapelles ; au mieux chacune s'ignore et verse dans le copinage, au pire (quand une de ces chapelles devient socialement dominante) on organise honteusement la calomnie, le discrédit gratuit, la censure, l’étouffement, et l’éviction. De nombreux cas sont bien connus en France, le dernier ayant conduit cette année la justice à condamner un astrophysicien spécialiste de la théorie des cordes.[12]
  • 2- absence de vrai dialogue entre le reste de la société et les scientifiques ;
  • 3- absence de contrôle démocratique des stratégies de recherche, régulièrement aux mains de technocrates ou de décideurs à la vision très étroite. La science est un bien commun et un instrument au service des citoyens, dans les nombreux défis de l’humanité qui s’accumulent.

Au-delà de la perte profonde d'éthique scientifique d’une partie des acteurs en position dominante, c’est bien un signe que cette communauté n’est plus en état de gérer efficacement en son sein l’émergence de nouvelles idées scientifiques, de nouvelles conceptions, de nouveaux paradigmes. 
L’organisation actuelle de ce corps social est un frein à l'émergence de nouveaux modèles féconds, hélas au moment où l'humanité en a le plus besoin. Pour dénouer cette situation, un essor des réseaux scientifiques Euro-BRICS, dégagée de l’influence monopolaire anglo-saxonne et des acteurs actuels en pouvoir de blocage, est nécessaire. Il ne s’agit pas de construire de nouvelles institutions de recherche, mais bien en priorité d’offrir des nouveaux lieux d’expression, d’échanges, de traduction et de diffusion, et des nouveaux réseaux pour faire émerger des idées nouvelles sereinement débattues.

Dr. Bruno Paul, 27/09/2012


Références :

[1] a) Disponible sur Amazon en français. For english readers, most of this content is available in The Dark Side of the Universe and The twin universes. For reading this content in many others languages, please browse http://www.savoir-sans-frontieres.com ;
b) International Conference on Astrophysics and Cosmology « Where is the matter ? », Marseille, 06/2001; see also others previous related scientific publications and the 12/2007 publication about Bigravity as an interpretation of the cosmic acceleration.
[2] Livre en français ; book in english.
[3] La finitude mathématique de la théorie des cordes.
[4] Qui a pourtant lui aussi publié en 2006 un livre très critique sur la théorie des cordes.
[5] Les vraies lois de l’Économie, J. Généreux, 2001; also available in português (tome 1, tome 2).
[6] See also « Dismal science faces dismal future », ABC News, 11/2012.
[7] « Liaisons dangereuses, c’est le printemps ! », Alternatives Économiques, 03/2012.
[8] On lira en particulier l’article fondateur de la WEA : How to bring economics into the 3rd millennium by 2020”, real-world economics review, issue no. 54, 27 September 2010, pp. 89-102.
[9] a) Des générateurs de vapeur solaire sont déjà commercialisés par AREVA ;
e) Concentrated solar power, Wikipedia.org
[10] Controled fusion using Z-machine : first scientific papers in english.
[11] « ITER, Chronique d'une faillite annoncée », JP Petit, 10/2011 ; also available in english, espanol, italiano, russe.
[12] « Bogdanoff et parquet versus Riazuelo: le jugement », Science21/Courrier International, 04/2012